Et là-bas quelle heure est-il ?
Une histoire de fantôme
Synopsis :
Hsiao-Kang est vendeur de montres dans les rues de Taipei. Quelques jours
après le décès de son père, il rencontre une
jeune femme, Shiang-Chyi, qui part le lendemain pour Paris. Hsiao-Kang,
oppressé par le comportement de sa mère qui attend le retour
de l’esprit de son mari défunt, se réfugie dans le
souvenir de cette jeune femme et tente de se rapprocher d’elle en
réglant toutes les montres et horloges de Taipei à l’heure
de Paris. Là-bas, Shiang-Chyi affronte quelques péripéties
qui semblent la relier mystérieusement à Hsiao-Kang.
Selon ma compréhension, je ne suis pas tout à fait d’accord
avec ce synopsis, je vais en parler plus tard et raconter la vraie histoire
de ce film d’une façon différente. Je ne peux pas
éviter de dire « je » dans cette analyse, car il s’agit
de mon rapport personnel avec ce film étant un Taïwanais et
non pas de celui d’un occidental.
Étranger à Paris, la phrase que j’emploie souvent
au téléphone avec ma famille ou avec mes amis est justement
“Et là-bas quelle heure est-il?”, à cause non
seulement du décalage horaire, mais aussi du passage à l’heure
d’hiver ou d’été. Vu qu’il y a six heures
ou sept heures de différence, pour appeler à Taiwan, je
dois m’adapter à l’heure de là-bas, c’est-à-dire
soit veiller très tard, soit partir de mon appartement très
tard vers onze heures ou midi, cependant nous vivons au même instant.
En fait, au même instant, nous vivons dans deux mondes, séparés
par une distance presque de dix milles kilomètres. Dans l’un,
il fait jour, dans l’autre, il fait encore nuit ; l’un entre
dans la lumière, l’autre reste encore dans l’obscurité.
Et dans ce film, on peut pousser encore plus loin : l’un appartient
à des vivants, l’autre à des morts .
À cause de mon attachement très fort à ma famille,
au début de mon séjour à Paris, j’ai agi comme
un touriste. C’est-à-dire que j’ai gardé l’heure
de Taipei tout en continuant mes activités à Paris. Le refus
de régler ma montre à l’heure de Paris, signifie que
je ne me suis pas encore habitué mentalement au rythme de cette
ville d’accueil. Il montre aussi les difficultés que j’ai
éprouvées, surtout le problème de la langue et le
choc culturel, à m’intégrer dans cette société
très différente de la mienne.
Ce comportement un peu absurde a persisté jusqu’à
ce que je me sois fait des amis et que j’aie rêvé pour
la première fois à moitié en français. On
peut dire que ma vraie vie à Paris a commencé au moment
où je me suis levé et couché comme les gens d’ici,
comme les Français. Quelque part dans mon esprit, l’affection
pour mon pays a été transplantée à Paris,
mes amis Français construisent alors ma nouvelle famille. D’une
certaine façon, on peut considérer que le deuil est fait.
Après avoir fait le deuil, en général, ma vie d’étudiant
à Paris se déroule tranquillement. Je n’éprouve
de la nostalgie pour mon pays que lorsque les fêtes de famille s’approchent.
Mais j’ai été effrayé de temps en temps par
l’éventualité de la mort de mes proches. Car la distance
qui nous sépare nous empêche peut-être à jamais
de nous revoir. L’histoire de ce film se passe parallèlement
entre Taipei et Paris, m’étant trouvé dans une situation
similaire, je crois être privilégié de pouvoir entrer
dans l’esprit des protagonistes de ce film et d’analyser leur
comportement.
En plus, il paraît que ce film me hante, tout comme le père
de Hsiao-Kang hante les autres personnages. Après quatre ans de
séparation, un jour, j’ai enfin décidé de rendre
visite à ma famille à Taiwan. Par une coïncidence inexplicable,
durant le long trajet à peu près de quatorze heures, on
a projeté ce film. Deux semaines après, à mon retour
à Paris, le programme a été changé, mais ce
film était encore sur la liste. J’ai pu ainsi le voir une
troisième fois. Pour moi, c’était un signe. Il semblait
que ce film me concerne aussi. C’était depuis ce jour que
j’ai pensé à écrire quelque chose de mon point
de vue sur ce film.
Ce film est caractérisé par des plans fixes avec des séquences
longues. Beaucoup de spectateurs ne peuvent pas le supporter, car il ne
se passe rien durant presque deux heures. Tsai Ming-Liang a mentionné
lui-même qu’il n’aimait pas mettre des choses dramatiques
dans ses films parce qu’il les trouvait irréelles, exagérées
et artificielles . Les personnages se déplacent dans l'espace avec
très peu de paroles. Nous ne connaissons pas précisément
leur pensée et il faut que nous la devinions selon leurs gestes
en s’appuyant sur nos expériences personnelles ou selon les
plans-séquences qui apparaissent plus tard. Entre temps, on ne
peut que laisser le doute suspendu. Ainsi chacun éprouve un sentiment
unique et interprète le film différemment. Alors les gestes
ici sont comme des voix-off pour ceux qui ont l’ouïe fine.
Sinon ce film reste hermétique. Si l’on compare cette manière
de sculpter les personnages avec des termes littéraux, elle est
comme une sorte de description pure sur leur apparence, et non pas sur
leur pensée. Dans la vie quotidienne, il n’y a pas de voix-off
partout, donc elle est très artificielle. On ne peut pas entrer
dans l’esprit des autres, si l’on ne connaît pas la
parole des gestes, car la parole verbale n’est pas la seule façon
de s’exprimer, surtout pour des gens silencieux. Souvent on n’arrive
même pas à transcrire notre sentiment clairement avec des
mots. La tête et le cœur ne vont pas toujours ensemble. Cela
veut dire que la narration des films de Tsai Ming-Liang se fait souvent
à la troisième personne avec une distance de plus en plus
proche et avec des points aveugles. Tout comme dans la vie, il faut du
temps pour connaître quelqu’un en le regardant avec attention.
Des scènes banales et intimes dans la vie quotidienne occupent
une grande place dans le film. De telles scènes dépassent
non seulement le concept de l’image-mouvement mais aussi celui de
l’image-temps qui est l’image majeure dans ce film et aussi
dans ses autres films. Parfois les acteurs vivent vraiment dans le film
et dans le cinéma. Par exemple, on assiste à la scène
où Hiao-Kang urine, ce n’est plus une fiction, c’est
Lee Kang-Sheng qui fait son besoin, seulement filmé. Il y a un
autre exemple, c’est la scène où l’on voit un
vendeur de cassettes piratées qui propose des films sur Paris à
Hsiao-Kang. J’ai acheté des cassettes à ce vendeur,
il y a des années, il est tel qu’il était vraiment
dans la vie. Et parmi ses clients, on trouve un vrai critique cinématographique.
Pour celui qui les connaît, cette partie n’est plus de la
fiction, mais du documentaire. Peut-on qualifier ces scènes d’image-vie
? Surtout quand les acteurs s’incarnent eux-mêmes dans le
film, ou réagissent aux situations tel qu’ils le font dans
la vie.
Tsai Ming-Liang travaille toujours avec les mêmes acteurs, notamment
Lee Kang-Sheng, un peu comme la relation tissée entre François
Truffaut et Jean-Pierre Léaud. Mais il va plus loin encore. Tsai
Ming-Liang écrit un rôle spécifique dans ses scénarios
d’après le modèle de Lee Kang-Sheng pour que ce dernier
puisse le jouer . Cela veut dire qu’il laisse Lee Kang-Sheng jouer
le personnage de lui-même dans les films sous le surnom Hsiao-Kang.
Il veut construire une vraie famille dans le cinéma, car leur vie
s’y déroule. Ainsi on ne s’étonne pas que Tsai
Ming-Liang considère que ses films sont aussi ceux de Lee Kang-Sheng
. Au fil de ses films, on voit Lee Kang-Sheng grandir, puis vieillir .
On voit des images de sa vie et de leur vie.
Dans ce film, il n’y a pas de musique, sauf à la fin du film,
quand le générique défile, on entend une petite partie
de la musique des Quatre cents coups, qui, à la fois accompagne
la lecture des noms de ceux qui ont participé à ce film
et aide ses spectateurs à changer de registre pour recevoir le
monde extérieur au cinéma. Tsai Ming-Liang considère
que la musique peut casser le réel qu’il a envie de montrer
. Ainsi, au lieu d’ajouter une musique pour accentuer une émotion
voulue, Tsai Ming-Liang travaille sur la durée, le déplacement
des corps, le montage, le bruit hors champ, ou des dispositifs ordinaires,
mais chargés de symboles. Pour ceux qui ont l’habitude de
remplacer le silence par la parole sans aucun sens ou hypocrite et par
la musique émotionnelle et narcissique, il est clair qu’ils
ne peuvent pas supporter un film presque muet, mais sans intertitres.
La signification des scènes se cache dans les images. Elles véhiculent
des symboles qui dépendent de la connaissance de la culture et
de la connotation régionale pour les interpréter. En plus,
les événements importants de l’histoire se trouvent
souvent dans des ellipses, c’est-à-dire que dans les endroits
où il n’y a pas d’images, donc dans nulle part dans
le film, parce que plus les choses sont importantes moins elles sont visibles
. Alors il faut savoir lire en filigrane. Les films de Tsai Ming-Liang,
malgré des gestes à la limite de la vulgarité, sont
souvent implicites. Ce qu’il veut montrer ce sont justement des
sentiments équivoques dans des situations ambiguës. Plutôt
qu’expliquer directement la signification des choses, il nous dévoile
petit à petit une réalité avec des aspects différents.
On ne peut pas en extraire une seule conclusion, mais en recevoir une
impression mitigée. Cela décrit fidèlement notre
rapport au monde, en tâtant, nous avançons.
Le père de Tsai Ming-Liang est mort en 1992 sans avoir pu voir
son premier film, Les rebelles du dieu néon. Le père de
Lee Kang-Sheng, quant à lui, est mort avant le tournage de The
Hole. L’année suivante, sur le chemin d’un festival,
à cause de la fatigue et de la souffrance du manque, Lee Kang-Sheng
s’est assoupi dans l’avion. Tsai Ming-Liang a été
frappé par la mélancolie de son visage endormi . Il a ainsi
pensé à faire un film sur la mort et sur la mort de leur
père. C’est peut-être la raison pour laquelle Tsai
Ming-Liang a dédié ce film à son père et à
celui de Lee Kang-Sheng. Ce qui est intéressant ici, c’est
que dans la dédicace, Tsai Ming-Liang emploie le nom Hsiao-Kang
qui est le nom du personnage et le surnom de Lee Kang-Sheng, comme s’il
y avait une confusion entre le réel et le fictif. Le film vient
aussi de son expérience personnelle quand il est resté à
Paris pendant un mois à l’occasion du festival. Pour communiquer
avec ses amis, il était obligé de se mettre à l’heure
de Taiwan afin de pouvoir les joindre . Et pour les êtres aimés,
mais décédés, on ne les voit plus, en revanche, on
les voit toujours dans l’esprit, dans un état inconscient,
et on les regrette. Tout comme mon rapport avec le temps et l’espace
ces dernières années à Paris.
Bien que le sujet traité soit la mort, à mon avis, c’est
un prétexte pour faire un film léger de fantôme d’une
façon sobre. Ou au contraire, le fantôme est le prétexte
pour parler d’une chose trop grave et trop sérieuse. Seulement
Tsai Ming-Liang sait bien se balader entre le monde visible et le monde
invisible, mais ne montre pas ce voyage spirituel de façon explicite.
Dans ce film, Tsai Ming-Liang n’a ni montré la mort du père
de Hsiao-Kang, ni décrit directement son fantôme. Il n’a
pas non plus mis en images par quel moyen ce fantôme avait réussi
à hanter ses alentours. Il les suggère simplement. Mais
la réaction et les actes de ses proches indiquent bien qu’ils
ont été possédés par une force surnaturelle.
Peu importe qu’il s’agisse d’une superstition culturelle
ou d’une manifestation psychologique, en acceptant ce phénomène
bizarre comme un fait, Tsai Ming-Liang a raconté la suite de l’histoire
mystérieuse et émouvante. Sa manière d’entamer
un récit, ressemble à celle de Kafka dans La métamorphose
. Au début du roman, le protagoniste s’est d’un coup
transformé en cafard, sans donner de raison précise. Puis
on voit ce qui se passe dans la famille à cause de cet événement
inattendu et honteux jusqu’à sa mort. Le « comment
» n’est pas important, mais dans l’« ensuite »,
on comprendra petit à petit le « pourquoi ».
En fait, Tsai Ming-Liang nous a répété plusieurs
fois que l’âme du défunt allait jouer un rôle
décisif dans cette histoire. Il emploie une stratégie atypique
pour garder l’aspect esthétique, mais rares sont ceux qui
le comprennent. D’abord, au début du film, dans une voiture,
Hsiao-Kang a prié son père, réduit en cendres dans
une urne, de le suivre pour traverser le tunnel. Il l’a apparemment
suivi. Ensuite, une nuit, Hsiao-Kang a cru voir quelque chose d’horrible
chez lui. Une porte s’ouvre toute seule, la lumière change,
on entend des pas inquiétants, à cause de quoi, il a désormais
peur de sortir de sa chambre pour aller aux toilettes à une heure
avancée de la nuit. Puis, il a averti Shiang-Chyi que cela pourrait
lui porter malheur si elle achetait la montre qu’il portait à
son poignet. Elle s’est moquée de cette superstition, car
elle est chrétienne. Par conséquent, le fantôme l’a
poursuivie jusqu’à Paris. Elle n’est plus elle-même.
Et à chaque fois qu’elle oublie sa montre, elle retourne
aussitôt à l’endroit où elle était pour
la chercher. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas rompre
avec ce pacte tacite.
La mère attend sincèrement le retour de l’esprit de
son mari. Elle prête beaucoup d’attention afin de relever
des signes laissés par son mari, mais à vrai dire, elle
n’a rien trouvé. Elle a été de plus en plus
obsédée par l’idée que son mari avait peur
de la lumière. Car cela explique le manque de signes de la part
de son mari. Elle a donc commencé à dîner à
minuit à cause du délai de sept heures de l’horloge
dans le séjour réglé par son fils et était
prête à tout faire pour immerger la maison dans l’obscurité.
Malgré ses efforts inutiles, à la fin du film, je pense
qu’elle est arrivée à communiquer avec son mari. Elle
lui a préparé une assiette de raviolis et bu avec lui. Ce
plat était justement ce qu’il avait préparé
au début du film pour son fils avant de mourir. Quant à
Hsiao-Kang, il ne peut plus supporter les actes insensés de sa
mère, il la prend pour une folle. Mais curieusement, il a été
poussé ou dirigé par une pulsion inconnue à régler
toutes les montres et les horloges qu’il croise sur son chemin sans
se demander quelle est la raison de son délire.
Tsai Ming-Liang, étant un des réalisateurs de la nouvelle
vague taïwanaise, rend hommage à François Truffaut
en introduisant des images des « Quatre cents coups » dans
ce film. En plus, Jean-Pierre Léaud apparaît en personne
dans Et là-bas quelle heure est-il ? Pour Tsai Ming-Liang, ce qui
est formidable dans le cinéma, c’est que l’on peut
trouver la résonance d’une pensée dans un film étranger
à une époque différente. Car il a vu son enfance
dans ce film de Truffaut . Antoine, le garçon, incarné par
le jeune Jean-Pierre Léaud, dans les Quatre cents coups est aussi
un fantôme qui surgit à chaque fois qu’on regarde ce
film. Surtout, lorsqu’on voit le même acteur, vieillard, attendre
dans un cimetière à Paris pour donner à Shiang-Chyi
son numéro de téléphone. Son geste est sympathique,
mais absurde. Il semble que ce numéro soit identique à celui
qu’elle a perdu. Entre la perte et la récupération
d’un numéro, entre la disparition et la réapparition
d’un personnage, Shiang-Chyi ne peut se sauver de cette situation
étrange. Elle ne peut pas non plus contrôler son comportement.
Il faut attendre jusqu’à ce que l’existence invisible
exauce son dernier voeu. À qui Shiang-Chyi voulait-elle téléphoner
? Certains supposent que c’est à Hsiao-Kang, j’imagine
plutôt que c’est au père de Hsiao-Kang. Car avant sa
mort, il a tant désiré avoir une communication et partager
un sentiment de douceur avec sa femme et son fils. Il est mort de désespoir
et de solitude. Sur le balcon, avec toute cette tristesse, il n’a
pu que pousser un soupir en regardant le ciel, puis a succombé
sans un mot. Cette scène est quasiment la répétition
d’une autre qui se trouve à la fin de La rivière où
Hsiao-Kang était baigné par le flux de lumière sur
un balcon, sauf qu’elle nous donne une lueur d’espoir.
Lorsque l’on parle de la mort, on parle inévitablement aussi
du temps. Dans ce film, Hsiao-Kang n’est plus vendeur de l’emplacement
d’urnes pour les morts comme dans Vive l’amour, mais celui
des choses pour les vivants. Quel est le symbole que donne l’image
de ce vendeur de montres sur la passerelle qui s’appelle en Chinois
« le pont du ciel » (tian qiao) ? Même avec toutes ses
montres, il ne peut pas accorder un peu de temps sur terre à son
père. Malgré son effort pour retarder le temps, ils ne sont
plus sur la même rive d’une rivière. Ainsi le film
décrit la croisière de son père de cette rive à
l’autre. Il traîne encore dans la limite du temps de quarante-neuf
jours dans la zone intermédiaire. Dans cette zone, il n’est
plus vivant, mais pas tout à fait mort. Il s’attache encore
à sa vie terrestre. Il se baigne dans une eau de Yin et yang. La
chaleur humaine le quitte graduellement. Il s’approche lentement
d’un chaos de Yin total. En fait, depuis l’urne et la petite
maison pour les cendres, la forme de cercueil du père de Hsiao-Kang
a changé plusieurs fois. Le père est parti avec Shiang-Chyi
grâce à la montre qui peut indiquer deux horaires, idéale
pour loger la zone intermédiaire , puis il s’est caché
dans sa valise et a voyagé avec elle jusqu’à Paris.
Tandis qu’une partie de son souci est resté dans la boîte
du gâteau que Shiang-Chyi a donnée à Hsiao-Kang. Cette
boîte a travaillé ensuite sur le comportement de Hsiao-Kang
et celui de sa mère. Il faut attendre jusqu’à ce que
la valise ait été vidée et la boîte, jetée,
pour que la rancune et le chagrin du père puissent s’évaporer.
La façon négligée avec laquelle Hsiao-Kang a lancé
la boîte en dehors de sa voiture démontre bien qu’il
ne s’est pas vraiment attaché à Shiang-Chyi, mais
à une autre chose qui était indépendante de sa volonté.
Et l’obsession de Hsiao-Kang de régler toutes les montres
et les horloges prendra fin, lorsque sa mallette de montres sera volée
par la prostituée avec qui il a eu un rapport sexuel. L’horloge
(zhong) qui se prononce comme « la fin » (zhong) en chinois
; des morceaux de sucre blancs qui ressemblent à un offrande pour
les morts ; la grande roue qui rappelle la roue tibétaine de l’incarnation
; une valise flottant de gauche à droite de l’écran,
on l’a remarquée aussi dans la chambre du père, qui
est comme le retour d’un bateau qui va transporter bientôt
un autre client pour aller vers l’au-delà ; le père
en costume occidental, dans le jardin des Tuileries, marche en direction
des Champs-Élysées, l’endroit qui était pour
les morts, toutes ces images sont chargées de symboles qui ne sont
pas à la portée de tout le monde. En fin, le père
a achevé son parcours d’est en ouest, ou a atteint «
le ciel ouest » (shang xi tian), un itinéraire complet de
la vie à la mort. Le film se termine là.
La sexualité est sous-jacente dans ce film. Est-ce l’amour
ou le désir entre le garçon et la fille comme décrit
dans le synopsis ? Pour moi, ce film manifeste en fait l’amour incestueux
entre père et fils. Dans la scène où deux filles
s’embrassent, il ne s’agit pas d’homosexualité
entre elles, mais celle entre deux hommes. Depuis que Shiang-Chyi porte
la montre de Hsiao-Kang, elle se transforme en un garçon manqué
qui éprouve une attirance pour le même sexe qu’elle.
Sa coiffure, son regard, son indifférence vis-à-vis des
garçons, sa manière de vomir dans les toilettes sans fermer
la porte, tout la prépare à une rencontre avec une autre
fille. En plus, avant de parler avec Jean-Pierre Léaud sur un banc,
Shiang-Chyi, émue, a longuement regardé la tombe d’un
homme. Sur sa stèle s’allonge un autre homme qui l’embrasse
tendrement. Cette image montre l’amour fort entre deux hommes. Ils
ne veulent pas être séparés par la mort ou la mort
ne peut jamais les séparer. Cette scène préfigure
aussi ce qui va arriver à Shiang-Chyi plus tard. Tout cela me rappelle
le père de Hsiao-Kang dans La rivière, qui cherche des garçons
dans la rue et dans des saunas. Pour celui qui suit de près le
nouveau film de Tsai Ming-Liang, selon ses œuvres précédentes,
il anticipe facilement une autre combinaison de relation entre les personnages
dans ce film.
Il y a des scènes amusantes qui dépeignent des portraits
de Français vus par une touriste, Shiang-Chyi, ou par un réalisateur
étranger. Par exemple, dans une cabine, en face de Shiang-Chyi,
un homme a hurlé au téléphone en cognant le combiné
contre la vitre de temps en temps. Il y avait un problème dans
le métro, la circulation a été perturbée.
Ainsi tout le monde s’est plaint en descendant du métro,
mais personne n’a expliqué à Shiang-Chyi pourquoi
quitter le wagon. Ensuite, elle éprouve une peur compréhensible
à marcher dans la nuit toute seule, elle a ainsi suivi une passante
pour rentrer à l’hôtel. Les murs et les plafonds ne
sont pas suffisamment épais, à cause du bruit constant d’enfer,
Shiang-Chyi ne pouvait pas dormir. Dans un restaurant, elle a attendu
une éternité afin de pouvoir commander. Ces scènes
rafraîchissent les impressions et les chocs que j’ai éprouvés
quand je venais d’arriver à Paris. Il ne faut pas oublier
que l’hôtel où Shiang-Chyi est logée, se situe
près de la station de métro Bonne nouvelle. Mais quel évangile
Shiang-Chyi a-t-elle reçu du père de Hsiao-Kang ou du dieu
? Quel message va-t-elle envoyer à Hsiao-Kang ? on ne le sait pas.
Il paraît que Tsai Ming-Liang s’intéresse beaucoup
au rituel bouddhiste et à la coutume funéraire. Son regard
est plutôt neutre, mais parfois humoriste. Par exemple, au début,
on prend le rituel avec des prières et la tradition pour les morts
au sérieux. Mais, lorsqu’on voit la mère faire faire
une cérémonie devant l’horloge dans le séjour,
probablement réglée par Hsiao-Kang, on trouve son acte un
peu ridicule et triste. Tsai Ming-Liang montre aussi l’habileté
de chaque métier comme une performance. Par exemple, le vendeur
de canard laqué, découpe les canards d’une façon
surprenante. On a eu peur qu’il ne se blesse. On revoit plus tard
cette habileté dans la scène où la fille de Hong
Kong, d’un air très sérieux, se frappe légèrement
le visage et le cou, pour les détendre et pour rester toujours
belle. On la comprend et accepte sa féminité dont manque
Shiang-Chyi, mais en même temps, on doute de son efficacité.
Tsai Ming-Liang a un goût et un humour spéciaux. Pour certains
spectateurs, il fait preuve de mauvais goût. Ce qu’il veut
montrer, en fait, c’est comment le corps réagit dans une
situation intime . Par exemple, les personnages rotent sans gêne
; les scènes où Hsiao-Kang fait pipi dans un sac plastique
et une bouteille ; Shiang-Chyi masse son pied dans de l’eau chaude
; la mère se masturbe avec un oreiller traditionnel de son mari.
L’image du gros garçon qui porte devant son sexe, l’horloge
du cinéma indiquant entre douze heures et une heure dans les toilettes
évoque pour moi une connotation drôle entre les hommes Taiwanais.
On compare la situation impuissante d’un homme avec la position
des aiguilles à six heures et demie. Par contre, s’il est
très en forme et a très envie, les aiguilles seront sur
la place de douze heures. Ainsi ce qui me faire rire intérieurement
dans cette scène, ce n’est pas seulement l’image de
l’horloge suspendue sur le sexe de ce gros garçon, mais la
métaphore entre l’érection et l’heure. En plus,
le gros garçon a en fait été attiré par l’acte
obstiné de Hsiao-Kang de régler les aiguilles du réveil
dans un magasin et non pas par son physique ou autre chose.
Dans ce film, la manière de cadrer et composer les images est très
intéressante. Elle est à la fois sobre et symbolique. Il
n’y a pas de cadrage identique dans tous ces plans fixes . Dans
le même environnement, chaque cadrage est une découverte.
Ainsi on connaît au fil et à mesure, la répartition
chez Hsiao-Kang. La première fois quand Hsiao-Kang regarde les
Quatre cents coups, lui et sa télévision, chacun occupe
un bout de l’écran. Deux mondes séparent Hsiao-Kang
et Antoine. Un jour, après avoir pleuré silencieusement
dans son lit, Hsiao-Kang rallume son magnétoscope. On entend d’abord
un petit bout de musique de ce film, mentionnée plus haut, puis
on voit apparaître en plein écran un extrait des Quatre cents
coups. Antoine est tout seul dans la rue, il a froid et faim. Il vole
une bouteille de lait et la boit rapidement. Ici, on comprend que Hsiao-Kang
s’identifie pleinement à Antoine, du moins à sa peine.
Une communication s’est établie entre eux et entre les deux
mondes. À la fin du film de Tsai Ming-Liang, la photographie du
père posée sur une table et la mère sur son lit,
construisent la même composition, sauf à l’envers de
celle de Hsiao-Kang et sa télévision. Cela donne l’impression
que c’est au tour du père décédé de
regarder la mère qui est en train de se masturber avec son oreiller.
Puis, lorsque Hsiao-Kang est rentré, après avoir mis sa
veste au-dessus du corps de sa mère endormie, il s’allonge
à côté d’elle. Tout à coup on voit père,
mère et fils enfin réunis dans la chambre du père.
On anticipe que plus tard le père pourra partir en paix. Cette
partie-là me pose problème concernant la relation physique
entre Hsiao-Kang et sa mère. Leur comportement témoigne
d’une sorte de pudeur et du mécanisme d’anti-inceste.
Le moment où sa mère a été touchée
par la folie à cause du manque de son mari, elle est montée
sur un tabouret pour coller des journaux sur la fenêtre afin d’empêcher
la lumière d’entrer. Hsiao-Kang lui a défendu de le
faire en s’asseyant sur le tabouret. Mais sa mère insiste
et tente de monter sur le tabouret. On voit Hsiao-Kang mettre un bras
devant ses yeux, car devant lui le sexe de sa mère est justement
à cette hauteur-là, il lui cède donc aussitôt.
À la fin du film, quand Hsiao-Kang s’allonge à côté
de sa mère dans le lit de son père, tout devient à
la fois clair et ambigu. D’abord clair, parce que Hsiao-Kang se
retrouve dans son âge d’enfance où il jouait dans le
lit de ses parents. C’était le bon temps. Ambigu, car on
se souvient qu’il a eu un rapport sexuel avec son père dans
La rivière, il semble le fils ait volé le mari de sa mère
et partagé ce même homme avec elle. Le fait de penser à
la même personne les réunit sur le même lit sans avoir
plus de jalousie ou de haine. Ainsi mère et fils se sont réconciliés.
Mais on est toujours un peu gêné de voir mère et fils
se coucher dans un même lit.
Le chiffre sept se répète constamment au cours du film.
Trente pour cent de réduction pour la montre que Shiang-Chyi a
achetée, sept heures de décalage entre deux fuseaux horaires,
le sept sur le calendrier, la chambre 34, très fantomatique qui
est au-dessus de celle de Shiang-Chyi, des panneaux indiquant le chiffre
sept dans la salle de contrôle ferroviaire, etc. Il me semble que
tous les sept jours, l’âme du défunt franchit une étape
supérieure. Ainsi à chaque fois qu’on voit un chiffre
sept, elle plante un jalon et la fin du trajet s’approche encore
d’un degré. Elle devient plus angoissée ou plus soulagée,
tout dépend de son rapport avec le monde et avec les gens, et le
passage d’un état à l’autre est inévitable.
Sept fois sept, ce film nous montre quarante-neuf jours d’errance
de l’âme du défunt.
Si l’on ne connaît pas les autres films de Tsai Ming-Liang,
quelle sera notre impression sur ce film ? Si l’on les connaît
bien, la lecture de ce film sera à la fois des retrouvailles et
des surprises. On pourra tracer son itinéraire et son parcours
jusqu’à ce film et prévoir le sujet qu’il va
traiter après. Par exemple, dans ce film on voit déjà
le couloir, la grande salle et les toilettes d’un cinéma
qui sera l’un des personnages et le lieu de Goodbye Dragon inn.
Et Hsiao-Kang et Shiang-Chyi, après cette histoire de deuil, vont
se retrouver dans La saveur de la pastèque comme une suite d’Et
là-bas quelle heure est-il ? Ainsi on peut considérer que
chaque film de Tsai Ming-Liang est une suite de celui qui le précède
et aussi le début d’un autre récit qui va le succéder,
tout en existant indépendamment et étant une oeuvre complète.
Après l’analyse ci-dessus, voici mon synopsis de ce film
qui peut peut-être aider les spectateurs à mieux le saisir
: Hsiao-Kang est vendeur de montres dans les rues de Taipei. Son père
vient de mourir pour cause de chagrin et de solitude, insupportables.
Un jour, Hsiao-Kang fait la connaissance d’une jeune femme, Shiang-Chyi,
qui achète la montre qu’il porte et part le lendemain pour
Paris. Ainsi le fantôme du père hante mystérieusement
Hsiao-Kang, sa mère et Shiang-Chyi. Leurs vies sont liées
ensemble d’une façon troublante. Cette âme errante
ne connaîtra pas le repos sauf que chacun parmi les trois personnages
passe une épreuve séparément.
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