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Jean-Louis Boissier

1. La saisie comme geste de collecte

En 1972, l’ingénieur André Truong invente le premier micro-ordinateur au monde. Sa machine répond à une demande de l’Institut de recherche agronomique français. Destinée à la mesure de l’émission de vapeur d’eau dans les champs, elle doit être autonome, résister aux intempéries et pouvoir être portée. Peut-être portée comme un enfant, comme une prothèse, en tout cas portée vers la réalité d’un terrain. Le corps que nous rencontrons ici ressemble à celui d’un herborisateur, sinon d’un promeneur solitaire, attaché à la collecte des plantes.


Micro-ordinateur Micral

Bon nombre d’années plus tard, une autre image s’enchaîne à cette première vision, toujours sur le terrain, dans un verger, et il y est encore affaire de plantes : c’est un film qui démontre les méthodes de modélisation et visualisation informatique des plantes par l’institut de recherche agronomique de Montpellier. Deux chercheurs, un homme et une femme, se parlent à travers les branches d’un abricotier. Il observe méticuleusement un rameau, du doigt et de l’œil. Elle est assise un peu plus loin sur deux cageots et tape sur un ordinateur portable posé devant elle, sur un autre cageot: »Quatre rameaux courts, un bourgeon tombé, une cicatrice de fruit, un rameau court.— Il est en position terminale, ce rameau court ?— Non, avant, le relais a lieu après.— Alors d’abord un rameau court et le relais qui est en position deux, c’est ça ?— Voilà. On a fini la pousse de l’année, on passe à un autre rameau, au rameau quatorze. On va commencer à l’année quatre-vingt huit. Les écailles ne sont pas très visibles…— Alors j’en mets zéro.— Cinq bourgeons végétatifs, un rameau court, un rameau cassé… »

Extrait du film Ça pousse de Joëlle Miau et l’Unité de modélisation des plantes du Cirad, Montpellier, 1990. Courtesy Revue virtuelle, Centre Pompidou, N° 8, « L’Herbier numérique », vidéodisque sous la direction de Jean-Louis Boissier, octobre 1993-janvier 1994

Mis en mémoire sous forme de tableaux statistiques, ces mots se transportent vers les ordinateurs du laboratoire. Ici coopèrent plusieurs sciences : la botanique, la physiologie végétale, la mécanique, l’agronomie. Et déjà l’informatique est devenue indispensable, pour traiter en masse ces valeurs numériques captées. Alliée aux mathématiques elle travaille la probabilité d’événements complexes, elle intègre des règles d’architecture et de transformation, des processus stochastiques, elle construit des modèles de croissance. L’infographie va traduire ces modèles en objets virtuels. Les maquettes numériques de plantes se prêteront à des usages qui vont de la simulation d’une plantation ou d’un parc à la confection d’un bouquet ou d’un décor de film. Comme entités automatiques véridiques, elles seront prédictives. Car de telles images s’affichent ainsi parce qu’elles ont, à leur manière, poussé. Sur le mode de la simulation, elles commencent à respirer, à pomper l’eau de leur sol, à chercher la lumière, à émettre des rejets si on les taille. En leur ajoutant du temps on les verra aux quatre saisons et à tous âges, on verra leurs rameaux s’étioler et mourir. On pourra aussi les prendre simplement comme graines au devenir aléatoire ou comme bourgeons en dormance, avec tout un potentiel d’activité, de ramification et d’inflorescence. Elles sont l’expression d’un processus qui n’est pas seulement celui de leur fabrication technique, mais aussi l’indice de l’existence extérieure, lointaine et proche à la fois, d’une plante naturelle, et encore l’histoire d’une capture, d’une rencontre avec un corps actif par la vision et la parole. On a beaucoup entendu dire que les images calculées « s’émancipent totalement du réel », « partent de rien ». On insiste ici sur leurs filiations multiples au réel, sans solutions de continuité, fondées sur la saisie. Il est vrai que d’autres approches seraient possibles. On pourrait avoir recours aux objets de la géométrie fractale, dont le propre père, Benoît Mandelbrot, a dit que ce sont d’acceptables « contrefaçons » de plantes. Ou aux grammaires génératives, comme les « systèmes L » de Lindenmayer, qui décrivent la morphogenèse d’objets arborescents par la propagation d’un signal de transition.

Cependant, la position nécessairement pragmatique d’un agronome est de considérer d’abord la réalité de la plante, de s’obliger aux relevés sur le terrain, quitte à se laisser porter par la promesse de belles images informatiques. Le film La Palmeraie sous la brume, produit par ce même laboratoire en 1990, plonge le spectateur dans un lent mouvement de travelling, dans un réseau touffu de feuilles souples, dans un jeu complexe d’ombres et de lumières adouci par une perspective brumeuse. L’art à venir n’est probablement pas là, mais il réside peut-être derrière, ou avant, ce « beau film ». Nous en aurons l’intuition en apprenant que l’origine des images est un problème de rendement d’huile. La production du palmier est dépendante de la lumière solaire qui frappe chacune de ses feuilles. Or les feuilles sont traduites en millions de facettes dans la maquette numérique. L’opération classique, en image de synthèse, le « lancer de rayon », destinée à calculer l’aspect lumineux des constituants de la scène, permet aussi dans ce cas la mesure d’innombrables taches de lumière. L’image visible n’est alors qu’un luxe, un supplément rétinien, « pour se faire plaisir » diront les ingénieurs. En dépit de cette joliesse, comment assumer un art du virtuel technologique ? Confectionner un herbier, se saisir des plantes pour les insérer entre des pages, c’était déjà rendre compte d’une visibilité faite lisibilité, reconnaître à la taxinomie botanique l’évidence d’une idéographie. Pour observer un cheminement inverse, qui va de l’artifice à la nature, on s’intéressera par exemple à un film de la croissance d’un caféier en images calculées (1). Sa force esthétique et dramatique tient d’abord à ce qu’on y assiste au déroulement d’une existence, de la vie à la mort, avec ses phases colorées de fleurs et de fruits, les inflexions de ses rameaux, le rythme de leur apparition et de leur extinction dans un flux de temps énergique. C’est la conscience soudaine de la réconciliation d’une fonction rationnelle, à la fois description, analyse, compréhension, mise en équations, avec la nostalgie de la pure saisie que serait une herborisation, une collecte de fragments du réel. C’est l’actualisation d’un virtuel, faite œuvre, dans la circonstance, à la faveur d’un équivalent-plante automate extrait du réel, ou mieux encore, branché sur le réel.

Par une opération analogique au passage de la peinture à la photographie, on est porté à imaginer un passage de l’image de synthèse à une synthèse autonome, où les objets seraient aptes à s’autoformer, voire à automodéliser leur comportement. Ils découvriraient d’eux-mêmes les lois de leur morphogenèse. Ainsi serions-nous passés, par dessus une modélisation faite exclusivement de connaissances codifiées, de la prise de vue à ce qu’on appellerait naïvement une « prise de vie ». Il faut donc invoquer le photographique, le cinématographique, pour ce qu’ils nous donnent de saisie indifférenciée et énigmatique des apparences, à décrypter toujours, à saisir soi-même à nouveau pour un libre usage. La photographie a porté à son comble d’automaticité une saisie singulière, « idiote », qui en fonde la puissance artistique. Avec elle on peut saisir sans comprendre. Ce serait plus vrai encore d’une « prise de vie ». Nous verrons plus loin comment une œuvre fondée sur une telle saisie du réel inscrit une posture relationnelle qui, sur le mode d’une saisie inverse, renvoie à un réel.

2. La saisie comme manipulation interactive

Voilà cependant que le problème se déplace. Le branchement de l’image sur le réel n’est plus une utopie mais au contraire une banalité si on le considère dans le processus de la manipulation interactive. L’image interactive possède toujours, à un degré ou à un autre, une dimension qui est celle de la vie de ses destinataires. L’objet virtuel le plus modeste, dépourvu d’ »intelligence », capable par exemple de simplement apparaître ou disparaître — on pense à la bobine du Fort-Da freudien –, trouvera une complexité pragmatique et symbolique lorsqu’il entrera dans la capture d’un geste. Après avoir poussé très loin la mathématisation des comportements du corps, après avoir produit des automates virtuels perfectionnés, construits sur des modèles physiques d’équilibre, de tension musculaire, voire d’attitudes psychologiques, l’injection directe de la motion capture s’est imposée, pour la marionnette virtuelle de la télévision comme pour le spectacle chorégraphique le plus noble. Il fut un temps où les chercheurs en images de synthèse cachaient les formes en plâtre qui, une fois saisies, laborieusement et point par point, permettaient d’exhiber des volumes autrement plus subtils que ceux des bibliothèques de formes basées sur des objets mathématiques. Le modelage se déguisait ainsi parfois en modélisation. Parallèlement, les objets virtuels, dont on appréciait l’apparition de purs automates, retrouvaient vie en se connectant au corps de leurs manipulateurs. Pour autant, la complexité fictionnelle des objets virtuels devait se renforcer. À la faveur de l’accélération incessante des machines, les jeux informatiques reproduisant les sports, les poursuites, les combats, la vie sociale comme le dressage des animaux, ont entrepris un perfectionnement dans une double direction : ils intègrent des comportements modélisés complexes et, simultanément, amplifient l’interaction dialogique et désormais partagée et « persistante » que vivent les joueurs.

L’interactivité réimporte paradoxalement dans des objets numériques — où tout semble rangé du côté de l’intelligible et du descriptible — un réel qui est celui du lecteur et de son contexte. Là où la saisie s’est estompée derrière la modélisation, le saisir a resurgi dans le fonctionnement interactif, dans l’acte nécessaire à l’existence même de l’œuvre, dans son actualisation par le geste partagé entre automate et lecteur. La saisie a changé de régime, d’espace et de temporalité, d’écriture. Cependant, s’il lui est attaché une esthétique, c’est qu’elle sauvegarde une condition pour qu’il y ait art, un lien contingent et fluctuant, discret ou flagrant, au fond toujours aveuglant, avec un réel qui garderait sa capacité foncière de variabilité et d’incompréhensibilité. Le geste de saisie, comme Barthes a pu désigner le gestus social, devrait restituer à l’œuvre du virtuel une profondeur vivante et sociale, mentale et politique.

3. La saisie comme posture relationnelle

Et si l’interactivité n’était pas exclusivement dans le registre de l’instant, du « temps réel » ? Parce qu’elle est de l’ordre du virtuel, ne doit-elle pas elle aussi se mettre en mémoire, se donner à rejouer ? Il faut considérer la saisie dans l’agencement de ses deux moments : à la saisie manipulatoire de l’objet interactif s’articule la saisie qui a permis la naissance de cet objet. Le lecteur tend à accéder au processus qui a vu l’œuvre programmée se produire. En insistant sur le continuum qui trouve, avec le numérique, son degré le plus perfectionné, on peut repérer une possible unification qui ferait de la saisie le médium privilégié de l’inscription du processus dans le résultat, d’une inclusion autonome de l’œuvre dans le réel, du va-et-vient de la production à la réception de l’œuvre. Plus encore que les formes historiques d’acquisition par pur enregistrement, la saisie dont procède l’interactivité est une manière de branchement sur le réel qui préserve la part d’inquiétude d’une relation singulière au monde sensible. Les procédures interactives peuvent être regardées comme des images, comme les indices d’attitudes et de gestes empruntés au réel et, particulièrement, à la confection du programme lui-même. La saisie fonctionne rétroactivement, elle est l’instrument d’une remontée du courant du lecteur vers l’auteur, l’expérience d’une ressaisie.

L’interactivité possède une fonction de figuration qu’on ne lui reconnaît pas d’emblée. Pour le dire de façon condensée, les images interactives sont à même de présenter, ou de représenter, des interactions. Aux qualités de visibilité et de lisibilité d’une œuvre s’adjoint une jouabilité. À une perspective référencée à l’optique s’adjoint un dispositif référencé au comportement relationnel. Dans une telle perspective interactive, l’interactivité programmée tient la place qu’a la géométrie dans la perspective optique. Si la perspective est ce par quoi on peut capter ou construire une figure visuelle, la perspective interactive est à même de saisir ou de modéliser des relations. En définitive, c’est la jouabilité qui attestera la figurabilité des relations. Une image-relation, qui met virtuellement en scène des relations, s’observe sur le mode relationnel. Pourtant, une telle image n’est pas définie par la relation que l’on a avec elle, mais parce qu’elle fonctionne elle-même, de façon endogène, sur un mode interrelationnel. D’où lui vient cette capacité sinon de l’exercice de la transcription d’authentiques relations, des relations qui ont véritablement eu lieu ? Dans un cinéma jouable, mais aussi dans les jeux informatiques qui, bien qu’entièrement dessinés, mettent en œuvre divers procédés de captation, la saisie relationnelle devient homogène à la saisie qu’est la prise de vue.

Lorsque, associant vidéo et enregistrement par GPS, Masaki Fujihata produit les paysages de sa série Field Works (2), non seulement il substitue la ligne automatique de son exploration à l’opacité ordinaire des panoramas ou des vidéos, mais il trouve le moyen d’enregistrer le comportement de sa caméra. Ses installations, à regarder avec des lunettes stéréoscopiques parce que ce sont de vastes profondeurs virtuelles et noires, offrent à la consultation la totalité des séquences, accrochées à leur place sur la carte des trajets, en une multitude de petites projections mobiles qui restituent la mobilité de la caméra portée. Le récit du jeu relationnel de ses rencontres et de ses conversations est donné à éprouver sous l’angle de leur authentique improvisation, marquée d’hésitations et de désirs affichés, dans un espace qui est littéralement une profondeur de temps.


Masaki Fujihata, Field-work@Alsace, 2002 © Fujihata

La critique moderne de la représentation implique la mise en question de la perspective, en quelque sorte une mise en perspective de la perspective. Il peut en être de même pour la perspective interactive. La mise en perspective optique n’est pas seulement la construction ou la projection d’un espace, c’est aussi la mise en scène du spectateur. Elle induit de façon sensible des distances, des points de vue, la position fixe, mobile ou multiple des regardeurs virtuels, sans pour autant les imposer au corps propre du regardeur. Dans la perspective relationnelle, comme dans la perspective optique, le lecteur n’est pas nécessairement conduit à adopter les points d’interaction réels ou supposés des auteurs. Il peut s’en tenir à l’écart, les regarder fonctionner à distance. Le lecteur peut et doit en jouer, mais, tout en les adoptant, les comprendre comme appartenant à un dispositif qui a ses raisons propres.

Le sein de caoutchouc et l’inscription « Prière de toucher » était chez Duchamp une injonction haptique, une fonction distincte de la fonction optique, relevant du toucher, mais appartenant à l’œil plutôt qu’à la main. Cette compréhension du mot haptique est bien différente de celle qui a cours désormais, qui l’assimile au retour d’effort, à la sensation kinesthésique et tactile effective que procurent certaines interfaces, en particulier celles des jeux et de la réalité virtuelle. Il serait dommage de se priver, en recherchant le simple toucher, de la puissance de désignation et d’allusion de ce mot, repéré chez Duchamp comme dans beaucoup d’œuvres, y compris parmi celles qui sont apparentées à la saisie interactive. Dans de telles œuvres, la manipulation du dispositif peut prendre une dimension double, tactile et haptique : le tactile fonctionnel mais abstrait tend à s’effacer au profit d’un toucher projeté virtuellement dans l’image, d’un haptique inscrit dans la relation à l’image. Il ne s’agit pas d’une immersion dans l’image, bien au contraire. De tels dispositifs peuvent garantir une distanciation d’autant plus forte que leur présence au spectateur rencontre l’absence des objets et renvoie au virtuel d’un passé. Loin d’être inclus dans l’image, les joueurs, lecteurs ou regardeurs, trouveront leur place légitime dans le dispositif de captation, à la fois optique et relationnel, à condition qu’il soit conçu comme réversible, la capture étant en quelque sorte rejouée dans le dispositif installé. Ces installations, mais ce peut être vrai aussi pour des jeux, conçoivent des entités assimilables à un corps imaginaire qui fonctionnent comme support de l’intentionnalité perceptive et performative du joueur. Au lieu de pousser à l’identification, ces entités peuvent constituer une autre manière encore de faire que le joueur soit tenu à distance dans l’acte relationnel.

Une image encore à l’appui de cette observation de la saisie interactive. Elle provient de l’Hôpital de la Charité à Berlin. C’est une image qui soigne. L’image radiographique et numérique d’un organe repère une affection mais en guide aussi le traitement chirurgical, « il n’y a plus de distinction entre la représentation et l’intervention » (3). On aura compris que la saisie, ou la capture — ce terme marque plus nettement le caractère global et autonome du processus –, donnent la priorité à l’expérience au détriment de l’interprétation. (4)

Notes :

1. Film de Philippe de Reffye produit par le Cirad. Voir Actualité du virtuel, CD-ROM, Paris, Centre Pompidou, 1997.

2. Voir Future Cinema. The Cinematic Imaginary After Film, edited by Jeffrey Shaw and Peter Weibel, Cambridge/Karlsruhe, MIT Press/ZKM, 2003, pp. 416-427. Voir le site Field-Works de Masaki Fujihata.

3. Propos de Harun Badakshi, médecin, clinique d’oncologie Hôpital de la Charité, Berlin, 2005.

4. Cet article, rédigé en 2005, reprend en les résumant des exemples et des propositions contenus dans plusieurs textes publiés dans : Jean-Louis Boissier, La Relation comme forme. L’Interactivité en art, Mamco, Genève, 2004.


Image de synthèse © Cirad, 1989, « Croissance du caféier », extrait du vidéodisque Anthologie d’images de synthèse scientifiques (Jean-Louis Boissier), exposition Passages de l’image, Centre Pompidou, 1990.

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