Une émission de radio sur Les Immatériaux


Jack Lang, Jean-François Lyotard, inauguration des Immatériaux, Centre Pompidou, 27 mars 1985 ©Centre Pompidou

France culture, émission « Peinture fraîche », vendredi 6 février 2009.

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PRÉSENTATION SUR LE SITE DE FRANCE CULTURE

6 février 2009
« Peinture fraîche » : Les Immatériaux

Réalisation Clotilde Pivin
Reconstitution sonore de l’exposition culte du philosophe Jean-François Lyotard qui s’est déroulée au Centre Georges Pompidou du 28 mars au 15 juillet 1985 et dont se réclame la nouvelle génération.
Avec la voix de Jean-François Lyotard – archives INA

Il devient indispensable aujourd’hui de relire Jean-François Lyotard dans la mesure où toute une génération d’artistes, de critiques d’art, de conservateurs découvrent sa pensée et s’y réfèrent. Se réfèrent entre autres à cette incroyable exposition Les Immatériaux qui se déroulait au Centre Georges Pompidou en 1985 après deux années de préparation.
Ceux et celles qui ont vu cette manifestation n’en ont presque aucun souvenir. La mémoire n’a pas agi.
Au départ le projet devait prendre en compte les nouveaux matériaux et les nouvelles technologies comme la vidéo et l’ordinateur.
Exposition ni-artistique, ni-scientifique.
Exposition d’une nouvelle sensibilité qui s’opposait à l’idéologie de la communication. Ne voulant pas privilégier automatiquement l’interaction, mais le fait qu’une œuvre d’art est aussi un spectacle.
Cette exposition aujourd’hui culte était une dramaturgie où le spectateur faisait lui-même son parcours.
Il affrontait la multiplicité des jeux de langage, dont la pensée de Wittgenstein se fait l’écho.
En écoutant les témoins et les auteurs témoigner nous obtenons l’empreinte sonore d’un moment de notre histoire qui a déchaîné les passions, les incompréhensions et qui nous oblige aujou’dhui à y revenir.

Invités
Dolorès Lyotard. Philosophe et épouse de Jean-François Lyotard
Jean-Louis Boissier. Universitaire et artiste alternatif, auteur de La relation comme forme : l’interactivité en art éd. Presses du Réel, 2008
Anne Tronche. Historienne de l’art
Philippe Curval. Écrivain, invité des Immatériaux en 1985

EXTRAIT

Dès le début des années 80, le Centre de création industrielle (CCI) avait en projet une grande exposition dont le titre était Nouveaux matériaux et création ( …). Le projet a semblé sombrer jusqu’au moment où la direction du CCI a eu l’idée de faire appel à un commissaire extérieur et c’est le projet, puisqu’il avait été sollicité, de Jean-François Lyotard qui a été retenu ; c’était à la fin de l’année 1983. Il y a eu un mouvement double de la part de Lyotard. D’une part il a été attiré par ce projet qui était assez flou et, en même temps, il l’a contesté dans ses termes mêmes puisqu’il a dit : « nouveau pour moi, ça ne veut rien dire ; matériaux, aujourd’hui ce ne sont plus des matériaux, on ne parle plus de matériaux ; et quant à la création, je ne sais pas ce que ça veut dire ». Dès l’été 1983 il a conçu ce projet qu’il a appelé Les Immatériaux en essayant de défendre ce concept (…).
J.-L.B.

DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES

• Invitation des Immatériaux, Luc Maillet-Grafibus, 1985

Sur ce site : « Les Immatériaux et la question des nouveaux médias numériques », octobre 2008.

• Retour sur Les Immatériaux, mars 2005
Quand, en 1984 au Centre Pompidou, Jean-François Lyotard est appelé à prendre la direction intellectuelle d’une exposition prévue sur le thème « matériaux nouveaux et création », il entend mettre en question chacun de ces trois termes en la nommant Les Immatériaux et en proposant d’agencer l’exposition selon les mots matériau, matière, matrice, matériel, maternité. L’exposition donnera au visiteur « le sentiment de la complexité des choses » car « une nouvelle sensibilité naît » alors que « dans la création apparaissent de nouveaux genres d’art reposant sur les nouvelles technologies ». Il s’agit aujourd’hui de témoigner de cette grande exposition devenue mythique, et de considérer le destin théorique et historique de ces « immatériaux », qui désignent non pas simplement ce qui est immatériel mais, de façon ouverte, « un matériau qui disparaît comme entité indépendante », un matériau où « le modèle du langage supplante celui de la matière » et dont le principe « n’est plus une substance stable mais un ensemble d’interactions ». J.-L.B. (Inroduction pour la conférence Ciren à l’occasion des 20 ans des Immatériaux)

• Jean-François Lyotard
Le Postmoderne expliqué aux enfants
, Galilée, Paris, 1986
 (et 2005)
Correspondance 1982-1985

Extrait, pp. 133-134
à Thomas Chaput
Rome, le 12 avril 1985

La pensée et l’action des XIXe et XXe siècles sont gouvernées par l’Idée de l’émancipation de l’humanité. Cette idée s’élabore à la fin du XVIIIe siècle dans la philosophie des Lumières et la Révolution française. Le progrès des sciences, des techniques, des arts et des libertés politiques affranchira l’humanité tout entière de l’ignorance, de la pauvreté, de l’inculture, du despotisme et ne fera pas seulement des hommes heureux, mais, notamment grace à l’École, des citoyens éclairés, maîtres de leur destin.

De cette source naissent tous les courants politiques des deux derniers siècles, à l’exception de la réaction traditionnelle et du nazisme. Entre le libéralisme politique, le libéralisme économique, les marxismes, les anarchismes, le radicalisme IIIe République, les socialismes, les divergences, même violentes, pèsent peu auprès de l’unanimité qui règne quant à la fin à atteindre. La promesse de la liberté est pour tous l’horizon du progrès et sa légitimation. Tous conduisent ou croient conduire à une humanité transparente à elle-même, à une citoyenneté mondiale.

Ces idéaux sont en déclin dans l’opinion générale des pays dits développés. La classe politique continue à discourir selon la rhétorique de l’émancipation. Mais elle ne parvient pas à cicatriser les blessures qui ont été faites à l’idéal “moderne” pendant quelque deux siècles d’histoire. Ce n’est pas l’absence de progrès, mais au contraire le développement technoscientifique, artistique, économique et politique qui a rendu possible les guerres totales, les totalitarismes, l’écart croissant entre la richesse du Nord et la pauvreté du Sud, le chômage et la “nouvelle pauvreté”, la déculturation générale avec la crise de l’École, c’est-à-dire de la transmission du savoir, et l’isolement des avant-gardes artistiques (et aujourd’hui pour un temps leur reniement).

On peut mettre des noms sur toutes ces blessures. Ils parsèment le champ de notre inconscient comme autant d’empêchements secrets à la tranquille perpétuation du “projet moderne”. Sous prétexte de sauvegarder ce dernier, les hommes et les femmes de ma génération ont en Allemagne, depuis quarante ans, imposé à leurs enfants le silence sur l’”intermède nazi”. Cet interdit opposé à l’anamnèse vaut comme un symbole pour tout l’Occident. Peut-il y avoir progrès sans anamnèse? L’anamnèse conduit, à travers une douloureuse élaboration, à élaborer le deuil des attachements, des affections de toutes sortes, amours et terreurs, qui sont associés à ces noms. J’ai admiré que l’autorité fédérale fasse creuser dans l’utopique gazon du Mall à Washington la sombre tranchée éclairée aux bougies qui a nom “Monument aux morts du Vietnam”. Pour l’instant nous n’en sommes qu’à une mélancolie vague, “fin de siècle”, inexplicable apparemment.

Ce déclin du “projet moderne” n’est cependant pas une décadence. Il s’accompagne du développement quasi exponentiel de la technoscience. Or il n’y a pas, et il n’y aura plus jamais, de perte et de recul dans les savoirs et les savoir-faire, sauf à détruire l’humanité. C’est une situation originale dans l’histoire. Elle traduit une vérité ancienne qui éclate aujourd’hui avec une évidence particulière. Jamais la découverte scientifique ou technique n’a été subordonnée à une demande issue des besoins humains. Elle a toujours été mue par une dynamique indépendante de ce que les hommes peuvent juger souhaitable, profitable, confortable. C’est que le désir de savoir-faire et de savoir est incommensurable à la demande du bénéfice qu’on peut espérer de leur accroissement. L’humanité s’est toujours trouvée en retard sur les capacités de comprendre, les “idées” et d’agir, les “moyens”, qui résultent des inventions, des découvertes, des recherches, et des hasards.

Aujourd’hui trois faits sont remarquables la fusion des techniques et des sciences dans l’énorme appareil technoscientifique; la révision dans toutes les sciences, non seulement d’hypothèses, même de “paradigmes”, mais de modes de raisonnement, de logiques considérées comme “naturelles” et imprescriptibles: les paradoxes abondent dans la théorie mathématique, physique, astrophysique, biologique; enfin la transformation qualitative apportée par les technologies nouvelles: les machines de la dernière génération accomplissent des opérations de mémoire, de consultation, de calcul, de grammaire, de rhétorique et de poétique, de raisonnement et de jugement (expertise). Elles sont des prothèses de langage, c’est-à-dire de pensée, encore sommaires mais appelées à se raffiner dans les prochaines décennies quand leurs logiciels seront à la mesure de la complexité des logiques utilisées dans les recherches de pointe.

Il est devenu évident, après coup, que les travaux accomplis par les avant-gardes artistiques depuis plus d’un siècle s’inscrivent dans un processus parallèle de complexification. Celle-ci porte sur les sensibilités (visuelles, auditives, motrices, langagières), et non sur les savoir-faire ou les savoirs. Mais la portée philosophique ou si l’on veut le pouvoir de réflexion, que ces travaux comportent, n’est pas moindre dans l’ordre de la réceptivité et du “goût” que ne l’est celle de la technoscience en matière d’intelligence et de pratique.

Ce qui s’esquisse ainsi comme un horizon pour ton siècle est l’accroissement de la complexité dans la plupart des domaines, y compris les “modes de vie”, la vie quotidienne. Et une tâche décisive est par là circonscrite: rendre l’humanité apte à s’adapter à des moyens de sentir, de comprendre et de faire très complexes qui excèdent ce qu’elle demande. Elle implique au minimum la résistance au simplisme, aux slogans simplificateurs, aux demandes de clarté et de facilité, aux désirs de restaurer des valeurs sûres. Il apparaît déjà que la simplification est barbare, réactive. La “classe politique” devra, elle doit déjà, compter avec cette exigence, si elle ne veut pas tomber en désuétude, ou entraîner l’humanité avec elle dans sa perte.

Un nouveau décor se met en place lentement. À grands traits: le cosmos est la retombée d’une explosion; les débris s’éparpillent encore sous la poussée inaugurale; les astres en brûlant transmutent les éléments; leur vie est comptée; celle du soleil aussi; la chance que la synthèse des premières algues ait lieu dans l’eau sur la Terre était infime; l’Humain est encore moins probable; son cortex est l’organisation matérielle la plus complexe qu’on connaisse; les machines qu’il engendre en sont une extension; le réseau qu’elles formeront sera comme un deuxième cortex, plus complexe; il aura à résoudre les problèmes d’évacuation de l’humanité ailleurs, avant la mort du soleil; le tri entre ceux qui pourront partir et ceux qui sont voués à l’implosion a commencé, sur le critère du “sous-développement”.

Ultime atteinte au narcissisme de l’humanité: elle est au service de la complexification. Ce décor est dressé dans l’inconscient des jeunes, dès maintenant. Dans le tien.

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