Des sons qui sont d’abord des images

Boris Yankovsky, formes de sons de voix humaines et de différents instruments de musique. Recherches acoustiques sur les spectres et formants. Tracé original du système d’enregistrement de son Kinap de Shorin, 1935.

À voir au Palais de Tokyo (jusqu’au 18 janvier 2009)

Dans la très intéressante exposition « D’une révolution à l’autre. Carte blanche à Jeremy Deller », on peut s’intéresser de près à la section « 1918 – 1939 Son Z /» qui documente un aspect trop mal connu des recherches des domaines croisés des arts et des technologies dans la Russie (l’URSS) des années 1920. On y reconnaitra des préoccupations typiques du Constructivisme : l’alliance, voire la fusion des divers arts entre eux; l’harmonisation des relations entre sciences, arts, économie, politique et société.

Dans le domaine musical, c’est tout un ensemble de découvertes primordiales qui portent sur les ondes électromagnétiques, les sons synthétiques et électroniques. Le cinéma, art de technologies nouvelles à l’époque, est notamment le lieu de diverses tentatives de création optiques de sons.

Ces artistes et scientifiques, qui anticipent de nombreuses innovations des domaines de la communication, de la cybernétique, de la psychologie, la sémiotique, etc. autant que du domaine de l’art et des sciences et technologies attachées à l’art, seront réprimés par le pouvoir, rentreront dans le rang, tenteront d’effacer leur participation aux recherches et expérimentations de l’« avant-garde ».

Lire : André Smirnov & Lubov Pchelkina, « Expérimentations sonores et musique électronique dans la Russie du début du XXe siècle. », Palais/, n° 7, automne 2008, pp. 67-77.

Le variophone d’Evgeny Sholpo, 1934, utilisant des disques découpés.
[Photographies faites dans l’exposition par J.-L.B.]

Ci dessous, un extrait du Dossier pédagogique à télécharger ici dans sa version complète en pdf.

Effervescence

Réalisée par Jeremy Deller en collaboration avec Matt Price, écrivain et éditeur de Birmingham, maintenant installé à Londres pour le compte de la Albion Gallery, et Andrei Smirnov, fondateur et directeur du Centre Theremin à Moscou, cette partie interroge les différentes collaborations qui ont existé dans la Russie des années 20 entre avant-garde, innovation technologique et recherche scientifique, ainsi que leurs conséquences sur les nouvelles modalités de production artistique et industrielle. Cette section comprise en 1918 et 1939 commence avec la fin de la Première Guerre mondiale et se termine au moment où commence la Seconde Guerre mondiale.

La Russie des années 1920 est le théâtre d’intenses recherches dans les domaines des arts plastiques, de la musique et de la technologie. Ces recherches et innovations s’incarnent à travers différents mouvements d’avant-garde européens : Constructivisme, Productivisme, Futurisme. Dans les années 20, la situation de la Russie se caractérise en effet par la révolution sociale et politique dans laquelle elle vient de s’engager. Aussi, les recherches qui s’opèrent alors dans les domaines artistiques et scientifiques se développent en relation avec le projet politique révolutionnaire. La manière avant-gardiste d’aborder l’art constitue une partie intégrante de la révolution sociale. Ainsi, comme l’écrit Alexis Gan, artiste et théoricien russe du Constructivisme: « dans le domaine de la construction culturelle, seul possède une valeur réelle ce qui est indissolublement lié aux tâches générales de l’époque révolutionnaire.» Propos confirmés par le Commissaire du Peuple Lounatcharsky : « dans leur essence, musique et révolution sont synonymes. » Par voie de conséquence, au début des années 20, les forces motrices de la création sont à la fois le développement d’un art progressiste et la démocratisation de cet art.

Constituée essentiellement de documents photographiques, manuscrits et imprimés du Centre Theremin de Moscou, cette section aborde en parallèle ces deux révolutions qui ont eu lieu en même temps : une révolution politique et une révolution musicale

Révolution musicale

Au coeur de cette section se trouvent les expériences de Léon Theremin en matière de technologies « à distance » : portes automatiques télécommandées, écoute à distance, etc. Ces recherches le conduisent à inventer ce qui est considéré désormais comme le premier instrument de musique électronique : le Theremin. Cette invention majeure lui vaut les honneurs de Lénine qui l’envoie en tournée mondiale comme ambassadeur du progrès soviétique. Un exemplaire de cet instrument qui réagit aux mouvements du corps par l’émission de sons est présenté au centre de cette section grâce à un prêt de la Cité de la Musique. L’une des intentions qui motive Leon Theremin est de produire une musique qui se passe d’instruments traditionnels. Cette envie de donner à la machine une place de choix au sein de la création musicale est également à l’origine des recherches menées par un certain nombre de compositeurs et de chercheurs russes autour de la production synthétique du son et des systèmes de codification et de transcription de la musique en sons optiques.

Plusieurs schémas, diagrammes et partitions témoignent des logiques qui régissent la relation entre l’acoustique et la graphométrie que ces compositeurs tentent de théoriser. Le principe étant qu’un motif répétitif dessiné sur une bande passante produit un son bien particulier lorsqu’il est lu par des appareils conçus spécifiquement. Les sons produits
sont alors appelés « synthétiques », « artificiels », « graphiques », « dessinés », ou encore « papiers ». Les spécialistes de cette période ont finalement choisi de nommer « son Z » ce son si particulier produit par ces machines tant la figure du Z était récurrente dans les documents de cette époque. Celle-ci symbolisait les flux électriques nécessaires au fonctionnement
de ces machines et évoquait également les oscillations énigmatiques dessinées sur ces bandes magnétiques. Au sein de cette section plusieurs
zones d’écoute permettent de découvrir l’étrange « son Z » que ces machines expérimentales pouvaient produire.

Harmonie

« Aux changements sociaux, la musique répond par des changements de la matière sonore et de la forme ».
Sabaneev, membre de l’association de musiciens de musique contemporaine de Leningrad

Au regard de l’ensemble de l’exposition, il est intéressant de constater que cette section est la seule à présenter les relations entre art, industrie et société comme harmonieuses. Le Constructivisme russe témoigne très justement de cette ambition de ne pas dissocier ces différents domaines.
Rodtchenko écrit dans le manifeste Slogans que « l’art est un secteur des mathématiques comme toute autre science » et qu’ « il est temps que l’art pénètre de façon organisée dans la vie. » De même, le courant Positiviste, particulièrement optimiste, développait une vision utopique de l’avenir et d’une nouvelle société améliorée par les progrès scientifiques. Pour certains, il était ainsi possible de repenser et d’améliorer la société grâce à la musique. Cette « harmonie » prendra cependant fin lorsque le domaine politique décidera de se dissocier des recherches entreprises, d’y mettre un terme et d’en effacer l’existence.

En proposant au Theremin Center de Moscou de présenter un nombre important de documents en sa possession, Jeremy Deller interroge à nouveau la question du rapport à la mémoire d’un collectif et d’une nation. Comment peut-on construire l’Histoire en ignorant ou en valorisant certains objets qui ont participé à sa construction. Le visiteur peut envisager cette section comme une sorte de Folk Archive russe rassemblant les travaux de ces artistes-chercheurs qui pensaient oeuvrer pour le bien du peuple, pour son émancipation vis-à-vis du pouvoir bourgeois et pour la valorisation de l’esthétique du monde ouvrier. On retrouve ainsi, à travers cette proposition de Jeremy Deller, l’intérêt de l’artiste pour l’histoire des individualités oubliées de la Grande Histoire, évoqué plus haut au sujet de Folk Archive.

Andreï Smirnov est un artiste interdisciplinaire, auteur, commissaire d’expositions, fabricant d’instruments de musique et enseignant. Il est le fondateur et directeur du Centre Theremin de musique électroacoustique au Conservatoire national de Moscou, où il fait également partie du
corps enseignant.

Lubov Pchelnika est historienne de l’art, commissaire d’exposition d’art contemporain, musicienne et enseignante. Elle travaille au département des peintures du XXe siècle à la galerie nationale Tretyakov, à Moscou.

Matt Price est écrivain, rédacteur et commissaire d’expositions, à Birmingham et à Londres. Précédemment directeur de la rédaction de Flash Art à Milan, et rédacteur en chef adjoint d’ArtReview à Londres, il est actuellement responsable des éditions chez Albion à Londres.

Christina Steinbrecher est commissaire d’expositions à Moscou, Berlin et Londres. Diplômée du Sotheby’s Institute of Art de Londres, elle travaille actuellement pour Diehl + Gallery One