De la participation à l’interactivité : une suite de bifurcations


Frank Popper, Paris, 1983. © Photo Jean-Louis Boissier


Cinétisme, spectacle, environnement, théâtre mobile de la Maison de la culture, Grenoble, mai-août 1968. © Photo Marie-Jésus Diaz

Jean-Louis Boissier
De la participation à l’interactivité : une suite de bifurcations
Extrait d’un texte à paraître en 2017 dans un ouvrage dédié à Frank Popper (1918 -)

Au cours de l’été 1967, je fais partie du groupe de quatre personnes à qui il est demandé de trouver une grande exposition inaugurale pour la Maison de la culture. Les espaces dédiés aux arts plastiques sont réduits, au regard de l’ampleur de l’ensemble des trois salles de spectacles. Le théâtre mobile est retenu, dispositif sans égal qui figure la proue du vaste bâtiment blanc qu’a conçu l’architecte André Wogenscky, disciple de Le Corbusier. L’idée d’une implication des visiteurs comme spectateurs, sinon comme acteurs, est présente. Nous examinons l’exposition événement du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Lumière et mouvement. Elle confirme les effets de nouveauté, d’ouverture concrète et ludique d’un art cinétique désormais élargi. Le nom de Frank Popper apparaît. Au mois de septembre, nous nous relayons au volant de la voiture de service pour nous rendre à Berne, avant la fermeture de l’exposition de la Kunsthalle, Science Fiction. Elle répond à l’attente multidisciplinaire de la Maison de la culture en conjuguant art contemporain, roman, cinéma, bande dessinée, mais aussi histoire, science et modernité. Après une visite savante, Harald Szeemann nous reçoit chez lui, le personnage nous impressionne autant par son savoir non-conformiste que par sa vivacité de négociateur. La direction décide de se tourner vers Frank Popper. Peut-être parce que Science Fiction est annoncée à Paris, au musée des Arts décoratifs. Mais une exposition inventée sur mesure s’impose alors.

Le 7 octobre 1967, une véritable réunion politique se tient dans la villa qu’occupe l’équipe de la Maison de la culture, en face du spectaculaire chantier qui active son achèvement. Le directeur de la maison et le directeur technique, l’intendant, la secrétaire, les animateurs, les techniciens, mais aussi le président de l’association et le représentant des comités d’entreprise qui gouvernent l’établissement, sont autour de la table, pour entendre Frank Popper. Je découvre un homme qui va avoir cinquante ans, au beau visage souligné par une couronne de cheveux ondulés, au regard calme et clair. Il est emmitouflé mais je note une chemise d’un bleu turquoise clair, aux pointes petites et plates, qui ne serre pas du tout. Je le perçois comme un étranger, mais indéfinissable, comme son accent. Il nous dira plus tard que si l’allemand est sa langue maternelle, il a adopté l’anglais, puis l’italien, puis le français et qu’il compose avec ces langues sans en maîtriser véritablement aucune. Il décrit méthodiquement un projet en insistant sur la nouveauté et l’ambition d’une « présentation-spectacle programmée dans le temps et dans l’espace ».
[…]
Le théâtre mobile comporte 500 sièges en gradin sur un plateau circulaire tournant, entouré d’une scène qui est un anneau lui-même rotatif, prolongé par un plateau et des coulisses en forme de parabole. Si l’exposition prend pour titre Cinétisme, spectacle, environnement, c’est parce que Frank Popper tente un « projet pour le spectacle d’abord » [2]. Dans le catalogue, les dernières lignes de son long texte d’explication résument comment, pour lui, le cinétisme, par sa dimension de spectacle, touche l’environnement :
La fonction de l’art se trouve ainsi remise en question par le cinétisme, tendance artistique typique d’un développement culturel général dans lequel entrent les découvertes de la science et les exploits de la technologie. L’art ne peut plus se contenter d’innover plastiquement ni de faire un commentaire critique de la société : par ses qualités spectaculaires et ses activités spectatorielles, il doit également établir de nouvelles relations entre l’homme et son environnement.

Il signale que le mot environnement est alors marqué par une dichotomie entre les happenings « chargés d’objets anxieux » qui cherchent à « démontrer ou provoquer les aspects anecdotiques ou désordonnés de la vie quotidienne » et une pratique artistique qui, au contraire, « essaie de mettre en valeur la connaissance précise, la sensation effective de changement en tant que facteur esthétique dans la nature ou la psychologie de l’homme [3]. » Alors que je suis attiré vers la contestation, un effet durable de la position de Popper et des artistes qu’il défend s’installe chez moi. Je comprendrai qu’un tel changement effectif est chez lui porté par une intelligence critique, par une façon d’être « préparé à rejoindre l’opposition », « d’avoir moins de préjugés et plus de liberté pour s’exprimer et se réaliser dans un contexte où les trois catégories de personnes [artistes, exilés et juifs] se trouvent en minorité et politiquement dépendants [4]. »

Face à l’ampleur du travail d’implantation, l’ouverture a été retardée d’une semaine. Jean-Louis Boucher et moi faisons appel à des étudiants qui viennent s’ajouter aux techniciens du théâtre, par exemple pour suspendre les mille tiges métalliques du Pénétrable de Soto [5]. Faut-il souligner qu’un mouvement politique et culturel sans précédent vient de se déclencher, à Paris comme à Grenoble ? Sans prévenir la direction, nous décidons de peindre en noir l’intégralité des murs du théâtre mobile, pour que les pièces lumineuses se voient mieux. Nous commandons des tubes d’échafaudages pour que Xavier Luccioni construise sa structure lumineuse réactive sur l’esplanade. Plusieurs œuvres, telles l’immense paroi d’engrenages de Tinguely, Requiem pour une feuille morte, ajoutée au catalogue car elle arrive de l’exposition universelle de Montréal, ou encore la tour cybernétique de Nicolas Schöffer, trouvent leurs places dans le foyer ou dans le hall. Le principe d’un spectacle inscrit dans le temps est abandonné de fait. Le temps s’impose de l’extérieur. Le 10 mai, premier jour très réussi pour un public nombreux, est suivi le lendemain par un repas festif avec tous les artistes présents, dans le jardin de mes amis Marie-Jésus Diaz et Michel Séméniako. Dans mes photographies, qui ont beaucoup fait pour mon adhésion à ce moment, il y a Frank Popper au centre, Aline Dallier non loin. Une figure s’affirme, Cruz-Diez, pionnier de l’arrivée des artistes vénézuéliens et argentins vers Paris et le cinétisme. Deux hommes de grande stature s’activent, l’un au barbecue, Julio Le Parc, l’autre dans les conversations, Enzo Mari. Frank a compté sur Mari, qu’il estime beaucoup, extérieur aux groupes T de Milan et N de Padoue, pour qu’il réunisse les artistes italiens en un scénario commun avec les membres du GRAV parisien. Mais ils ne se sont pas entendus et ils se sont partagé la scène mobile. Le GRAV approche de sa fin et Le Parc en apparaît d’autant plus comme le meneur. Le lundi 13, la grève générale est votée. Les portes en verre de la Maison de la culture sont fermées et affichent en caractères blancs sur fond noir : « le bâtiment est occupé par le personnel en grève ».

Si Mai 68 me transforme, c’est par ses effets de libération affective d’un horizon, plus que par un activisme politique. Tenu par le syndicat à « protéger l’outil de travail », je participe au refoulement des tentations et des demandes d’ouvrir les portes pour faire du lieu un forum révolutionnaire. J’occupe des journées entières, seul dans une cabine de la discothèque, à écouter l’intégralité des quatuors à cordes de Beethoven. Ils s’incrustent en moi aux côtés du battement fluide et sans fin du carré de gaze bleue dont j’ai réglé le ventilateur, Blue Sail de Hans Haacke, en contrepoint d’un autre croisement réitéré de tensions, l’hypnotique oscillation de la lourde sphère métallique d’Electro-Magnetic de Takis. Ma pensée se trouve imprimée par Que la lumière soit de Yaacov Agam, cette ampoule qu’allument les voix, les cris, les battements de mains, qui devient pour moi le degré zéro d’une interactivité avant la lettre. En réalité, c’est à la fin du mois de juin que l’électricité fait vivre l’exposition pour un public changé par les événements. La variabilité inattendue du spectateur démontre qu’il est partie prenante de l’œuvre. Je vois les visiteurs, des jeunes surtout, jouer sur la scène circulaire qui les emporte, franchir des obstacles, les anneaux, les ballons, les portillons électriques du GRAV, les silhouettes humaines découpées dans les panneaux de polystyrène dessinés par Davide Boriani. Beaucoup de choses sont vite cassées. Pour traverser l’environnement d’Asis, on doit se frayer un passage entre cinq grands ballons de vinyle blanc suspendus, qui émettent alors des lumières. Je suis un témoin direct des coups de couteau qui les crèvent. La piscine gonflable montrant le dispositif d’animation lumineuse d’Edmond Couchot est elle aussi éventrée.

Cinétisme, spectacle, environnement reste ouvert jusqu’à la fin du mois d’août et reçoit 15 000 personnes. Mais je n’assiste pas à ça. Dès la mi-juillet, le directeur m’annonce que mon « avenir est ailleurs » car je n’aurais pas dû évoquer la possible venue d’étudiants pour un « atelier populaire » dans la maison, ni avoir fait moi-même des affiches en sérigraphie dans l’atelier d’impression. Mon syndicat est le premier à réclamer mon licenciement. Il trouve mon affiche cinétique « illisible », le catalogue « élitiste ». Je verrai plus tard le n° 1 du journal Rouge et Noir de la Maison de la culture, d’un style graphique diamétralement opposé à ce que j’avais produit. Il vante le « caractère historique de l’exposition » et justifie la fermeture « qui a parfois été critiquée ». Le décorateur Jean-Louis Boucher est lui aussi renvoyé, pour avoir trop dépensé, autrement dit pour avoir accompagné, comme moi, les volontés de Frank Popper. Ce que nous vivons s’accorde à ce que va dire François Morellet : « Notre dernier projet pour faire participer et réveiller les spectateurs dans la rue avait été programmé pour Mai 68 […]. La concurrence des “amateurs” nous fut fatale, le programme n’eut pas lieu, le groupe fut dissout fin 68 [6]. » Lorsque, trente ans plus tard, Frank écrit : « Je pense que l’exposition de Grenoble fut plus importante, plus profondément nouvelle que celle de Paris », il évoque les « réunions houleuses » qu’il a eues avec le GRAV demandant plus de place pour « l’intervention du spectateur », et il reconnaît que l’exposition a « correspondu aux idées et aux utopies qui sous-tendaient la révolte étudiante de mai 68 sans en avoir les buts étroitement politiques [7]. » Une problématique s’installe alors, qui va nous concerner directement et longuement. Au moment où se radicalisent les visions d’une révolution politique, il devient « mal vu, en plein centre du champ artistique, de s’occuper encore de la participation du public [8]. »

2. Billet, 1968, fonds Frank Popper, Archives de la critique d’art, Rennes.
3. Frank Popper, Cinétisme, spectacle, environnement, Maison de la culture, Grenoble, 1968, p. 2 et pp. 26-28.
4. Frank Popper fait référence à Freud, Frank Popper, Réflexions sur l’exil, l’art et l’Europe, Klincksieck, 1998, pp. 26-27.
5. Parmi eux, Liliane Terrier, étudiante en lettres modernes.
6. Cité par Marion Hohlfeldt, « L’Œuvre collective du GRAV : le labyrinthe et la participation du spectateur », Critique d’art, 41, Printemps/Eté 2013.
7. Réflexions, op. cit., p. 101.
8. Réflexions, op. cit., p. 102.

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