Entretiens avec Masaki Fujihata


Masaki Fujihata, avec une interprète participant au projet Landing Home in Geneva, Genève, juillet 2005 (© photo JLB).

Extraits d’entretiens avec Masaki Fujihata à propos du dispositif des Field-Works

Entretiens réalisés à Tokyo le 15 mars 2003, à Genève le 24 avril 2004 et le 8 juillet 2005 par Jean-Louis Boissier, Daniel Pinkas, Caroline Bernard et Annelore Schneider

Comment en êtes-vous arrivé à utiliser le GPS ?

En 1992, j’ai réalisé un premier projet utilisant le GPS au Mont Fuji. Je ne l’ai terminé qu’en 1994 en l’exposant à la galerie ICC de Tokyo. J’ai été attiré par la technologie du GPS car c’est un instrument très intéressant : il nous dit où nous sommes, et aussi à quel moment, quand. Où et quand, c’est presque tout ce dont nous avons besoin pour attester notre existence. Après avoir collecté ces données, où et quand, nous pouvons les utiliser de bien des façons. Ainsi, par exemple, j’ai travaillé les données collectées dans l’ascension du Mont Fuji de façon à en construire une image déformée en fonction de la vitesse de notre marche.

Vous avez repris ces méthodes pour Field-Work@Alsace ?

En 2000, un commissaire d’exposition m’a demandé de continuer ce projet. Les technologies du GPS, comme celles de la vidéo avaient considérablement évolué. Nous avons ainsi pu fournir dix équipements à des élèves d’un lycée. Les données, trajectoire GPS et vidéos situées par rapport à elle, ont été placées dans un espace virtuel et le résultat a été très impressionnant. C’est ainsi que j’ai été conduit à réfléchir aux potentialités de ces données et à explorer d’autres directions de travail. Parallèlement, Jeffrey Shaw et le ZKM (Zentrum für Kunst und Medientechnologie, Karlsruhe) m’avaient invité à produire une nouvelle pièce et comme je devais rester une année entière à Karlsruhe, j’avais commencé à penser à la notion de frontière. Passer une frontière était pour moi une expérience tout à fait nouvelle. Le projet réalisé en 2000 avait été à la fois une sorte de mémoire collective et une expérience partagée. Alors, le projet que j’ai entrepris pour le ZKM répondait à un intérêt plus personnel, à des questions qui me concernaient plus directement car j’avais l’idée de réaliser des interviews vidéo autour de la frontière, du passage de la frontière, entre l’Allemagne et la France.

La frontière proprement dite figure-t-elle dans la pièce ?

En vérité, c’est une chose à laquelle nous avons dû réfléchir, qui posait problème. Mais, finalement, j’ai récupéré sur un site Internet les données numériques de la frontière et elle figure sous la forme d’une ligne orange dans l’espace virtuel de la pièce. C’est la seule ligne que je n’ai pas produite, toutes les autres lignes, celles qui sont en blanc, sont l’inscription de mes propres déplacements. J’ai fait quelque chose comme 1000 kilomètres en deux ou trois semaines.


Masaki Fujihata, Field-Work@Alsace, 2002 © Fujihata

Décrivez-nous le dispositif de Field-Works.

La technologie que j’emploie est une sorte de combinaison d’objets courants. Il y a un camescope DV, qui enregistre l’image et le son, il y a le GPS, attaché sur le haut de mon sac à dos, avec la batterie, et dont les données sont envoyées vers un ordinateur de poche. Cet ordinateur enregistre également les changements d’angle de la caméra, grâce à un dispositif spécial, un compas accéléromètre nommé 3DM. Il y a aussi un jeu de batteries. On a finalement un objet assez étrange, encore assez encombrant.

Vous dites que Field-Work@Alsace a été l’occasion d’une recherche plus théorique ?

La pièce réalisée pour le ZKM et exposée dans Future Cinema (2002), a été l’occasion d’un travail minutieux, en particulier pour calibrer les différentes séquences d’images et leurs changements d’angle. Même lorsque je ne me déplaçais pas, la caméra pouvait changer de direction et cela est restitué dans le flux de chaque vidéo. Ainsi, j’ai été particulièrement satisfait de cette précision qui m’ouvrait en effet de nouvelles pistes théoriques. Comme j’utilise une projection stéréoscopique, les spectateurs doivent porter des lunettes polarisantes qui leur permettent de situer chaque « écran » des séquences vidéo dans l’espace tridimensionnel. Il y a bien un écran physiquement présent pour la projection d’ensemble, mais les prises de vues des interviews sont projetées dans l’espace virtuel en fonction de la direction de la caméra. Ainsi les gens peuvent voir non seulement mes images mais aussi saisir comment je me comporte pour les prendre. C’est une nouvelle modalité de la représentation, un système de représentation « intégrale ». Je pense que cela serait un grand changement pour les reportages de télévision, que l’on puisse voir comment le cameraman se comporte.

Dans ces conditions, peut-on encore parler de montage ?

Après avoir collecté les données de la vidéo et du GPS dans l’ordinateur, nous avons reconstruit ces données en une sorte de réalité globale. À ce stade, l’ordinateur reconstruit un modèle de l’espace réel, et nous sommes à l’extérieur de cette réalité. Une voie intéressante serait d’entrer simplement dans cet espace pour l’explorer. Je pourrais fabriquer une interface spéciale pour circuler et aller voir les vidéos, ce serait une manière de montrer ce que j’ai fait. Mais, d’un autre côté, cela pourrait être ennuyeux, on pourrait avoir du mal à trouver les interviews intéressantes. Pour Field-Work@Alsace, j’ai donc décidé de faire un montage, une sorte de chapitrage, et, d’une certaine façon, une chose plus abstraite. J’ai ainsi essayé de fixer la façon de voir qui a été la mienne. Il y a un chemin fait d’images-clés, de nœuds. J’ai déterminé une trentaine d’images-clés et l’ordinateur fait automatiquement l’interpolation entre elles. En manipulant l’interface, un disque rotatif placé sur un socle, le spectateur peut sauter d’un nœud à l’autre, en avant et en arrière. Il a ainsi le choix de l’instant, alors que le temps réel continue à se dérouler normalement.

Quelles transformations avez-vous apportées au dispositif pour la pièce de Genève réalisée en 2005 ?

Pour Landing Home in Geneva, j’utilise un dispositif comparable à ceux des précédents Field-Works, avec cette différence importante qui est l’emploi d’un objectif panoramique. Il consiste en un miroir parabolique fixé devant l’objectif de la caméra, de telle sorte que la caméra doit être tournée vers le haut. De façon à synchroniser la vidéo avec les données du GPS et du capteur d’angle de position de la caméra, nous utilisons un son venant du GPS vers la caméra lorsque l’enregistrement vidéo démarre. Le choix de l’image panoramique est véritablement une nouvelle tentative, la première occasion de l’utiliser, et je ne connais pas encore ses avantages et ses inconvénients. L’idée principale pour le projet de Genève est une sorte de dialogue, ou une conversation à trois, et ceci devrait être en accord avec le principe du panorama. Lorsque j’utilise un objectif normal, une image plane, je peux être derrière la caméra, derrière l’image. Dans Field-Work@Alsace, les gens ne peuvent pas me voir à l’image, ils ont seulement la voix de l’interviewer. Inversement, avec le panorama, j’ai peur d’être trop exposé, et l’équipe entière, qui fait le documentaire sur la réalisation est également incluse dans la vidéo.

Comment vous situez-vous par rapport à la tradition des panoramas ?

Avec ce principe des vidéos panoramiques, la réalisation et le montage sont encore plus spécifiques qu’avec les images planes des précédentes expériences. La plupart des gens ont eu l’occasion de voir des films panoramiques spectaculaires, des projections à 360 degrés. Pour ces films, les cameramen et les réalisateurs sont derrière, et personne ne les voit à l’image. Ici, nous utilisons la vidéo de façon très personnelle et cette caméra est en quelque sorte dédiée à des enregistrements privés. En ce sens, le dispositif est aussi une nouvelle façon de documenter le « happening » du tournage. Dans la plupart des cas, lorsque je démarre un projet, je suis stimulé par ma curiosité. Il ne s’agit donc pas d’un documentaire dédié à un sujet particulier, mais plutôt d’un documentaire tourné vers ma propre activité, dans lequel j’essaie d’être honnête avec moi-même.

Les images panoramiques de Landing Home in Geneva sont destinées à apparaître dans l’espace virtuel sous forme de cylindres. Le programme transforme l’image vidéo plane en la déformant jusqu’au cylindre. Les données d’angle et de verticalité enregistrées seront coordonnées à ces cylindres de telle sorte qu’ils bougent en fonction de ces données. Ordinairement, une image panoramique est fixe, comme dans les célèbres panoramas anciens, comme celui de La Haye ou d’autres villes (1). Dans notre dispositif, le panorama peut bouger, s’incliner. On pourrait envisager que lorsqu’on s’approche d’un cylindre, on déclenche une sorte de pop-up qui l’agrandirait pour nous faire entrer dans le panorama. Dans la plupart des interviews, notamment à l’intérieur des maisons, les cylindres des panoramas sont proches les uns des autres et vont se croiser.

Vous parlez d’une nouvelle modalité du regard ?

Il y a une grande différence entre projet Alsace et le projet Genève, quant à la perspective. Dans le projet Alsace, l’écran des vidéos est plat et bouge en fonction de mon action. Cette action, mes mouvements, montrent vers quoi se porte ma curiosité. La caméra bouge sans cesse et le centre de ce mouvement, c’est moi. En ce sens, les spectateurs peuvent comprendre qui est la personne qui filme et contrôle tout à partir de ce simple point dans l’espace, le sommet de la pyramide de projection. C’est une vision qu’on peut qualifier de tout à fait « européenne ». Dans le projet Genève, le centre du panorama est le centre de la perspective, un point à partir duquel tout se projette. Pour l’écran panoramique, on peut avoir un cylindre grand ou petit, une fois qu’on est à l’intérieur, le résultat est absolument le même. La taille du cylindre ne signifie rien. Alors que dans Alsace le point central s’identifie à moi, dans les panoramas, je ne suis plus au centre. C’est la caméra qui est mécaniquement le centre de ce qui sera la projection, le monde va en quelque sorte émerger de ce centre dont je suis tenu à l’écart. Chaque ligne que nous avons tracée avec le GPS nous rappelle notre existence. Ces données ne sont pas celles que pourrait nous fournir une société cartographique. Toutes les lignes inscrivent notre activité propre. Les spectateurs peuvent reconnaître que ces lignes sont faites par nos pieds, toutes ces lignes sont très vivantes, très variables. En ce sens, c’est une grande différence par rapport aux simulations scientifiques qui travaillent à partir de modèles mathématiques. Nos lignes qui semblent assez froides se révèlent très actives et vivantes lorsqu’on s’en approche. Dans ce projet, il y a quatre modalités différentes de mon intervention : je suis celui qui est dans l’espace réel et qui a fait les interviews, celui qui actionne la caméra, celui qui sélectionne et assemble toutes les données, celui qui trace la ligne d’exploration destinée aux spectateurs.

Comment intervient l’interactivité dans ces installations ?

Pour ce qui est de l’interactivité, j’avais choisi pour Alsace, de permettre un saut d’une image-clé à une autre. Pour le projet de Genève, une interface rotative semblable pourrait être utilisée pour explorer les panoramas, cela aurait un sens surtout lorsqu’on est à l’intérieur du panorama (2). Pour ce qui est de la circulation du point de vue parmi les panoramas, il dépend de mon choix de montage. D’une façon générale, je considère que l’exposition des pièces interactives est difficile. Les spectateurs ne savent pas effectuer des manipulations complexes. Ce qui importe, c’est qu’ils saisissent qu’il y a une interaction interne, que le monde qu’ils observent est constamment recalculé pour s’offrir sous un angle déterminé, qui pourrait être différent.

Le terme interactivité est parmi les mots en vogue aujourd’hui, directement lié aux technologies de l’ordinateur. Mais, selon moi, dans le champ de l’art en général, l’interactivité est l’un des éléments situés entre l’auteur et le spectateur. Le visiteur, dans la galerie, veut interagir avec l’auteur à travers l’œuvre, peinture ou sculpture. Mais, avec les nouvelles technologies, personne, même chez les techniciens, n’a développé les possibilités de la technologie elle-même pour faire en sorte que la compréhension, le plaisir et toutes les émotions humaines soient associés à l’interaction avec l’œuvre. C’est bien pour ça que je suis intéressé par les nouvelles technologies. D’abord pour leur réelle nouveauté, et aussi parce que je pense avoir quelques possibilités d’user de ces techniques d’une manière nouvelle.

Voyez-vous une possibilité de récit interactif ?

J’ai une forte curiosité autour du contrôle du récit, mais je cherche plutôt à inventer de nouveaux dispositifs. Parler de récit interactif me semble une question paradoxale, une question étrange. Dans une situation comme celle qui est la nôtre dans la conversation, on peut parler d’une situation interactive, mais est-ce un moment du récit ? Il faudrait passer par un montage. Je vois dans la notion de récit quelque chose de plus organisé, associant le reflet de visions subjectives et des visions objectives. Je suis plus porté à produire des archives interactives qu’un véritable récit.

Un artiste comme vous doit-il être autonome sur plan technique ?

Il est important pour un artiste de savoir quelle technologie peut être mise en œuvre, mais un artiste n’a pas à faire tout lui-même. Je constate que la production elle-même est souvent énorme. Les architectes, par exemple, savent comment on construit, vérifient chaque étape du processus. Les artistes doivent connaître l’ordinateur et doivent s’entraîner suffisamment à la programmation pour connaître les possibilités de l’ordinateur. C‘est très important, c’est mon expérience. Je peux programmer assez bien moi-même, mais je crains alors d’être porté à modifier mon projet. Je pense éviter cela en confiant le travail à un technicien. C’est ma manière de faire avec les technologies.

Quelles innovations techniques souhaitez-vous voir venir ?

Pour réaliser des projets encore plus intéressants, nous aurions besoin d’appareils plus intégrés, plus autonomes et moins fragiles. C’est donc un problème de hardware plus que de programmation. Il nous faudrait de petites séries d’instruments complètement portables et mobiles pour rencontrer plus librement les réalités extérieures.

NOTES

1. Panorama Mesdag de Scheveningen à la Haye (1881), panorama Bourbaki à Lucerne (1881). Voir Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993.
2. Cet entretien a eu lieu au terme des prises de vues à Genève mais il précédait le montage de Landing Home in Geneva. La pièce réalisée et exposée deux mois plus tard ne comportait pas le système des pop-up ni de déplacement interactif dans les panoramas. Fujihata décidera en effet au cours du montage de maintenir une certaine distance extérieure aux images panoramiques, tout en installant un système de détection qui déclenche la vidéo des panoramas dont le regardeur s’approche.

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