Dérive digitale: Grégory Chatonsky



Grégory Chatonsky, Just don’t know what to do with myself, 2007, installation interactive. Projection au mur, capteur d’empreinte digitale placé dans un socle, Paris, mercredi 9 janvier 2008 (photos J.-L.B.).

Exposition de Grégory Chatonsky, « L’invention de la destruction (The invention of destruction) », 10 Janvier – 1er mars 2008, Galerie Numeriscausa, 53 bld. Beaumarchais, 75003 Paris.

Extrait du dossier de presse de la galerie: « Just don’t know what to do with myself, (avec Stéphane Sikora) est une installation interactive où le visiteur peut enregistrer son empreinte digitale dont l’image se déforme progressivement, se déplace et devient l’origine non d’une identification mais d’une transformation infinie, détruisant le principe voulant qu’A soit égal à A. »

À consulter: Le site de Grégory Chatonsky / Le blog de Grégory Chatonsky

La dérive digitale

Signature numérique, iris de l’œil devenu clé, empreinte ADN, etc. On sait à quel point la notion d’empreinte connaît, à l’époque du numérique, un retour qui peut sembler paradoxal (c’est ce dont l’exposition Les Immatériaux, 1985, avait l’intuition jusque dans son affiche, voir l’article ci-dessous). C’est que précisément le signe d’identité qui pointe un référent dans la singularité du réel (Clément Rosset: le réel c’est ce qui ne supporte aucun double) doit, pour s’exprimer dans le numérique, se convertir dans un code suffisamment ouvert pour être reconnaissable dans les variations de saisies répétées, tout en échappant aux modélisations qui le rendraient indépendant de la matrice du référent, c’est-à-dire falsifiable.

On connaît (il faudrait d’ailleurs s’y intéresser de plus près, on y reviendra) les débats qui agitent les théoriciens de la photographie d’une part, les théoriciens de l’image numérique d’autre part, à propos de la persistance de l’empreinte dans l’image photo-numérique (avec ses conséquences quant à la thèse de l’index empruntée à Pierce pour qualifier le dispositif photographique). Il est amusant, à ce propos, de considérer les écueils, et la pertinence malgré tout, du jeu sur les mots: index (en « anglais ») pour indice, et non pas directement le doigt index (mais c’est le doigt qui montre); digital pour numérique (mais digit, le chiffre, a bien partie liée aux doigts, puisque c’est sur les doigts que l’on compte). Amusant donc de constater que les mots viennent troubler les certitudes d’un numérique qui serait définitivement coupé de l’analogique: le summum de l’abstraction, le code numérique, se confondant avec le summum du réel concret et contingent, le doigt. Mais, répétons-le, le doigt est aussi ce qui montre, ce qui désigne, ce qui actualise une intention abstraite en objet singulier. On peut noter, par exemple, des interrupteurs qualifiés de digitaux, mais est-ce parce qu’on les touche ou bien parce qu’ils envoient un ordre codé ?

Lionel Dersot (voir son blog), un interprète français établi au Japon depuis 1985, a mené récemment campagne contre la décision des autorités japonaises d’instaurer un contrôle aux frontières des visiteurs (y compris les résidents étrangers au Japon) par fichage biométrique (comme aux USA), y compris la prise d’empreinte par un procédé de saisie numérique. On peut penser que c’est dans ces circonstances que Grégory Chatonsky a pensé à inclure l’image des empreintes digitales et la thématique de l’identification dans une installation. Installation interactive qui cite donc, en quelque sorte, la situation interactive que connaissent les étrangers devant la machine à ficher (au demeurant très rapide, très discrète, j’en ai fait récemment l’expérience à l’aéroport de Tokyo).

Sous un fort grossissement, la peau du bout de nos doigts a quelque chose des plissements d’un sédiment jurassique. La référence à la géologie se renforce encore quand on découvre ce qui advient à notre empreinte dans l’installation exposée ici. Elle se disloque, — dérive des continents —, et ses fragments partent dans une dérive lente et centrifuge : ce peu de notre forme singulière, dont les polices veulent faire identité, semble s’échapper. Dans le programme conçu par Chatonsky et Sikora, les traits (comme ont dit les traits d’un caractère chinois) que sont les reliefs de la peau sont comme des objets blancs flottant sur une huile noire. Ils peuvent se retenir entre eux mais aussi s’isoler s’ils trouvent une voie de liberté. Du carré central où ils se sont initialement inscrits, ils s’écarteront progressivement jusqu’à un autre cadre qui est celui de l’écran, selon cette règle de comportement physique, que l’on se plaît à vérifier dans l’observation. Les visiteurs (on vient de qualifier ainsi ceux qui se soumettent à la biométrie) se prennent au jeu: donnant une part d’eux-mêmes (ils « signent » fondamentalement l’œuvre, qui se résume à cette signature, comme Manzoni signait des œufs de son empreinte digitale, pour en faire des « œufs d’artistes »*), ils s’attachent à suivre des yeux ces signes qui leur appartiennent encore et à constater que l’écoulement du temps, bien qu’il semble brouiller leur carte individuelle, préserve un code intime qui n’en serait que plus opaque. Ce faisant, ils pourraient trouver une réponse secrète à ce qu’annonce le titre de la pièce: « Just don’t know what to do with myself. » J.-L.B.

* Piero Manzoni, Uovo con inpronta, 1960.

Éléments de bibliographie :
Georges Didi-Huberman, L’Empreinte, CentrePompidou, 1997.
Voir aussi, ci-dessous: Jean-Louis Boissier, « La Saisie ».