Objets spatio-temporels (2): Vigilambule

Suite de notre investigation de la relation entre photographie et cinéma, dans la perspective d’un élargissement de la photographie à tout un ensemble de dispositifs, y compris le cinématographe. Le film (la pellicule) est un objet spatio-temporel particulier. Une possible définition: une suite de photographies inscrites dans un certain ordre sur un support linéaire. Everyday, de Noah Kalina, est un exemple de film construit par la collection chronologique de photographies — ce qui est pratiquement le cas toujours au cinéma —, avec ici une photo par jour, mais sur six ans. L’expression, le regard, absolument constants tout au long des jours et des années, une telle permanence portée par la volonté de faire œuvre en confondant l’œuvre avec ce faire, installent une version du suspens hypnotique (1) sur lequel peut se fonder un cinéma. Film existentiel et paradoxal, où le vivant et la durée s’inscrivent dans une permanence à la variation faible (ce qui marque d’ordinaire l’expression: les yeux, la bouche) alors que le contexte circonstanciel (les pièces, les meubles et accessoires, les cheveux aussi) sont emportés dans une dispersion éphémère.


Noah Kalina, Everyday, 2000-2006

Mis en ligne sur YouTube le 27 août 2006, ce film obtenu à raison de un autoportrait par jour pendant six ans et demi, entre le 11 janvier 2000 et le 31 juillet 2006, à été vu à ce jour 7 151 609 fois (8 008 241 fois le 5 janvier 2008, 9,287,728 fois le 11 mai 2008). André Gunthert (2) souligne à juste titre le caractère novateur d’une pratique artistique qui se déploie hors des institutions, ou plus exactement dans ce nouvel appareil (ici YouTube), qui reste pour l’essentiel à décrire et à comprendre alors qu’il est déjà fréquenté et mis en mouvement par des millions de personnes (3).

D’autres artistes ont eu des entreprises comparables. Il est significatif que les sites partagés de vidéo soient en fin de compte le lieu de leur distribution. Ainsi la série quotidienne Me, de Ahree Lee (Atom Films), fut commencée en 2001 et compilée en forme de film à partir de 2004. Ici encore, le premier commentaire est : « Hypnotic… » ou alors : « Frightening. Scary. Mortality in motion… ».


Ahree Lee, Me, 2001-2004

Vertige de « l’inquiétante familiarité », ce regard de vigilambule (4) est tout à la fois celui de l’autoportrait au miroir (beaucoup d’exemples dans l’histoire, voir par exemple Bonnard (5)) et celui qui se porte (puissance d’un « regard-caméra » que n’épuise pas son exploitation par la télévision) vers la multitude de ses regardeurs (le réseau comme perspective et miroir).
JLB

1. Voir: François Roustang , Qu’est-ce que l’hypnose? Minuit, 1994/2003, ISBN 2-7073-1814-0

Texte des Éditions de Minuit:
Si l’hypnose est le plus souvent réduite à un phénomène de soumission, de fascination, d’insensibilité, c’est que notre culture, qui a peu de moyens pour la penser, en retient seulement le négatif ou l’ombre portée. En réalité, l’hypnose est un état de veille intense, à l’instar du sommeil profond à partir duquel nous rêvons. De même que ce sommeil profond conditionne l’éclosion du pouvoir de rêver, de même cette veille intense nous fait accéder au pouvoir de configurer le monde. L’hypnose devient alors une vigilance accrue qui met à notre disposition les paramètres constitutifs de notre existence. Ouverte aux dimensions de notre monde, elle s’oppose à la veille restreinte que nous connaissons dans notre vie de tous les jours. Loin d’être passive, l’hypnose nous permet, par l’imagination, d’anticiper et de transformer nos comportements et nos agissements. Elle sollicite notre capacité à décider de notre place en relation avec les autres et notre environnement. En ce sens, elle relève non pas de la psychologie, mais d’une cosmologie. La pratique de l’hypnose, cette veille plus large et plus fine, peut devenir un art de vivre. Elle suppose un apprentissage qui n’a rien d’ésotérique et qui se contente de prendre appui sur les possibilités présentes en chacun.

2. Voir: André Gunthert, « Les nouvelles œuvres sur le web », site du Lhivic

3. L’œuvre a été montrée au Musée de l’Elysée à Lausanne en février 2007 (exposition Tous photographes) et achetée par le Musée d’art de Austin en octobre 2007.


Exposition Tous Photographes. La mutation de la photographie amateur à l’ère numérique, Musée de l’Élysée, Lausanne, (08.02.2007 — 20.05.2007). Photo André Gunthert

La version imprimable de collections annuelles des photographies est visible sur le site everyday.noahkalina.com. On y apprend entre autre que Noah Kalina a commencé en 2000 à l’age de 19 an, qu’il continue ses photos quotidiennes, qu’il est photographe à Brooklyn, New York. À la question « Pourquoi ? », il répond : With the emergence of digital technology as a means to quickly and affordably take on a long term photography project, coupled with an interest in the subtleties of the ageing process, I started photographing myself every day.

4. Vigilambule: ce mot vient de Deleuze, à propos des « modèles » de Bresson. Citation:

Avec Bresson, c’est le troisième état qui apparaît, où l’automate est pur, aussi privé d’idées que de sentiments, réduit à l’automatisme de gestes quotidiens segmentarisés, mais doué d’autonomie: c’est ce que Bresson appelle le “modèle” propre au cinéma, Vigilambule authentique, par opposition à l’acteur de théâtre. Et c’est justement de l’automate ainsi purifié que s’empare la pensée du dehors, comme l’impensable dans la pensée.
Gilles Deleuze, L’Image-Temps, p. 235


Robert Bresson, Pickpocket, 1959, Martin Lassale, Marika Green. DR

5. Plusieurs autoportraits dans la glace et dans la salle de bains, dont celui-ci:


Pierre Bonnard, Autoportrait dans la glace, 1939. DR