Le Monument de Harburg, 1986 :


      En 1986, Jochen et Esther Shalev-Gerz ont élevé à Harburg une colonne de douze mètres de haut, recouverte d'une épaisseur de plomb sur laquelle les passants ont été invités à graver leur nom et leur opposition au fascisme. Cette colonne s'est enfoncée régulièrement dans le sol, jusqu'à ce qu'elle disparaisse totalement en l'espace de sept ans. Aujourd'hui ne subsiste qu'une plaque commémorant l'extermination du peuple juif (Monument contre la fascisme)




1. La disparition du voir








      Interruption du processus de perception visuelle, la "représentation" (prise au sens large) est le lieu de constitution d'un espace autre, où se mettent en place les indices d'une disparition du voir. Car enterrer la colonne, c'est-à-dire l'objet tautologique de la vision, correspondrait, pour l'image, à vivre sa fin, à s'altérer, et à s'éloigner de sa production en tant que structure visible (1). Jochen Gerz crée ainsi un lieu "réel" en insistant sur la mouvance de l'œuvre travaillée par le regard du spectateur, révélation de l'être-là et de l'exister.




2. L'expérience visuelle

      En mettant en question l'évidence du visible, l'être-là, Gerz déplace la représentation hors du jeu de signification littérale. Il invente un objet qui échappe ou renonce à l'image, pour ne devenir qu'une variable contextuelle. Le regard du spectateur, grâce à la symptomatique expérience visuelle, s'inscrit dans le temps du devenir d'un volume, mouvement spatial et matérialité optique. Renversement du destin de la spéculation, où la Shoah, en fin de compte, subit une permutation qui la met à distance (hors position immédiate dans le champ de l'oeuvre). Aussi nous pouvons dire que l'oeuvre s'intériorise progressivement dans la conscience de chacun. Le monument est mis à découvert, il ne remplit pas sa fonction de monument, situé dans le lieu public, (dont la destination est publique). Le monument est l'ouverture à une appréhension originaire de la forme, géométrique et également sujet d'une transformation, d'une déformation. Enfin, il est l'ouverture d'un volume indiciel vers un au-delà du visible. Le signifiant de l'oeuvre est entièrement manifestation (2).




3. Implication du non-visible de l'oeuvre

      Didi-Huberman signalait l'anthropomorphisme des cubes de Tony Smith. De même, le monument de Harburg est forme-en-acte, anthropomorphisme. La structure d'un volume qui narre et montre la fin de sa géométrie et de sa visibilité. L'oeuvre est analogie, elle est l'indice d'une autre perte à l'oeuvre. La colonne s'enterre dans le sol, manque-à-être-vu de l'objet et altération de son être-d'oeuvre. Le spectateur sait qu'il est mis dans une situation indéterminée, dynamique et évolutive. C'est l'efficacité radicale d'un monument réduit à ses composantes les plus simples. Le monument de l'oeuvre l'arrache à la statuaire monumentale: privé de socle, mobile, le monument de Harburg use de sa présentation, de sa disposition qui indique à celui qui le regarde un aspect qui la met à distance. Toute une série de procédés analogiques est mise en action par Jochen Gerz: la simplicité formelle de l'objet, son mouvement par les signatures, sa stature (verticalité de la colonne) qui le font accéder à un moment donné à la dimension humaine.




4. Le temps à l'oeuvre

      Jochen Gerz invente un temps à l'oeuvre, l'inclut dans la procédure du voir et de la création. Le monument de Harburg ne vit que par son rapport au temps et au lieu de mémoire créé par-delà l'oeuvre. L'expérience visuelle, la relation entre la colonne et son lieu, la stature de cette oeuvre, renvoie anachroniquement à d'autres statues, à l'histoire de la statue au XXe siècle. La place de l'origine, le Work in progress, l'intention sont des prismes qui intensifient la notion de temps dans l'oeuvre. Gerz lui-même considère le temps comme une composante à part entière du monument : "Nous sommes dans le temps, et la ruse consiste généralement à soustraire l'oeuvre au temps, pour la rendre durable à notre place. J'aimerais soumettre le travail à la condition du temps et me provoquer par son manque. C'est-à-dire reprendre la place de l'oeuvre"(3). Le temps est donc partie intégrante du processus créatif. L'oeuvre énoncée essentiellement plastique, non narrative, "refigure" le temps. La requalification de celui-ci se fait au profit de la mémoire (comme rapport des choses passées à leur lieu de formulation).




Conclusion: Le contre-monument

      Sonder la notion de mémorial/monument, c'est démarquer les limites du véhicule artistique (4). C'est dans un tel contexte que le monument de Jochen Gerz, qui lui-même avait mené une réflexion quant à la nature de l'image, a vu le jour. La référence à la Shoah est ici ambiguë, puisqu'elle ne renvoie que métaphoriquement à la disparition des Juifs et que sa nomination reste très générale (Monument contre le fascisme). Le monument établit son propre dispositif: la colonne de Harburg est un indice -un signe qui organise son discours, support de la mémoire. Un monument entretient un rapport complexe avec l'environnement topographique. C'est en premier lieu une intervention humaine dans un paysage, une modification du panorama optique. Le site recueille un contenu défini par cette transformation/irruption d'une figure de rhétorique qui affecte la relation du spectateur à l'oeuvre monumentale. C'est également une forme dans un espace public -le volume de Harburg-, particulièrement dans la mesure où elle vise à mettre en scène le passé, au risque de son oubli. C'est dire qu'elle doit non seulement affecter le spectateur de sa présence, mais aussi, et c'est en cela que le contre-monument témoigne d'une démarche nouvelle, jouer sur le passage. Jouer de la perception visuelle d'une matérialité (ou non) à la mémoire de la Shoah, au sein de la conscience de chacun: c'est lorsque la colonne aura été surchargée de signatures qu'elle disparaîtra.


(1) La démarche de Gerz rejoint d'une certaine manière celle de Sol LeWitt. Il est fait référence ici à Buried Cube Containing an Object of Importance but Little Value, 1968, à propos de laquelle G. Didi-Huberman écrit : "Mais enterrer l'image, c'était encore produire une image. L'image serait-elle cela même qui reste visuellement lorsque l'image pred le risque de sa fin, entrer dans le processus de s'altérer, de se meurtrir ou encore de s'éloigner jusqu'à disparaître en tant qu'objet visible?" (Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, p. 199)

(2) "Puis-je être sûr que l'enjeu, quand on utilise un langage, n'est pas plutôt sa manifestation pure et simple que sa fonction et son contenu? L'art est bien cette manifestation expressément vidée de tout autre chose" (Gerz, De l'art, p. 39).

(3) Interview in Art Press n° 179, 1993. Dans un autre entretien, accordé à LimeLight HS, il déclare : "Le temps est un moyen de l'art".

(4) "Dans l'art où ailleurs, je cherche une image de quelque chose qui ne peut pas être une image. Dans le passage de l'absence à l'image comme fait, il y a nécessairement trahison"(Gerz, interview in Galerie Magazine, juin1989).