Artiste: la figure du dandy, les Mods…

in Dits, numéro 10, printemps-été 2008, publication du Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique


Messieurs Delmotte, Il m’arrive encore
de voir à travers mes lunettes noires
, 1999

ARTISTE : LA FIGURE DU DANDY

in Dits, numéro 10, printemps-été 2008, publication du Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique

Messieurs Delmotte, Il m’arrive encore
de voir à travers mes lunettes noires, 1999

Anny de Decker, dans son texte, « James Lee Byars et l’aspiration à la perfection, “Your style” », pp. 22-30, définit à travers l’exemple de James Lee Byars, la figure de l’artiste dandy. « Le fait qu’un artiste considère sa vie entière comme une œuvre d’art, et se livre en spectacle, également en dehors des galeries et des musées, était accepté plus facilement en Europe qu’aux Etats-Unis. Lors de l’exposition Documenta 5 à Kassel, en 1972, Harald Szeemann, curator, autre grand admirateur de James Lee Byars, a réuni ce genre d’artistes sous le titre “Mythologies individuelles”. Ces artistes — et cela vaut autant pour Beuys ou Warhol — n’avaient plus aucune vie privée : avec une intensité qui ne faiblissait jamais, ils jouaient leur propre rôle dans un mythe qu’ils s’étaient créé eux-mêmes.»

Plus proche de nous, « le dandysme de masse révélé dans les performances de Vanessa Beecroft en rappelle un autre : celui des Mods dans le Swinging London des années 60. »  dit Denis Gielen (éditorial, p. 9). Il semble nécessaire d’interroger l’histoire d’un dandysme anglais à la fois de masse et producteur d’art, concomitant du groupe d’artistes contemporains (conceptuels, minimal, arte povera…), — qu’on pourrait qualifier de dandy –, apparu lors d’une exposition et dont il pourrait porter le nom éponyme: Quand les attitudes deviennent forme, 1969. Le curator en était Harald Szeemann, qui poursuivra donc ce mouvement en le modifiant considérablement dans les « Mythologies individuelles », où l’on retrouve les mêmes artistes.

Claude Lorent, dans son texte « Dandy attitude », pp.10-19, introduit la figure du dandy qui, si elle est «historiquement classée» (George Brummell, 1778-1840, courtisan de la cour d’Angleterre), «par contre, [dit-il], les multiples résurgences de ce comportement lié à l’accoutrement vestimentaire et qu’il est convenu d’appeler le néodandysme, sont apparus en France, au 20e siècle, dans l’entre-deux-guerres et sont reformulés après la deuxième guerre.» [Il ne cite pas les Zazous, dandys contestant ouvertement par leur attitude, leur style de vie et leur tenue vestimentaire la présence nazie dans les années 40 à Paris]. Claude Lorent, quant à lui, cite successivement Cocteau, Radiguet, puis de nouveau James Lee Byars, dont l’art philosophique et minimaliste esthétisant pourrait trouver un écho chez les artistes contemporains actuels comme John M. Armleder ou Eric Duyckaerts qui joue sur un érudition langagière orale qui renvoie à l’art de la conversation des salons littéraires du 18e siècle. On pourrait y ajouter Broodthaers, Gilbert and George et Warhol évidemment. Mais quittant l’art élitiste, le dandysme de la fin du 20e siècle s’exprimerait, selon Claude Lorent, dans le domaine musical, là où le dandysme rejoint l’underground : le mouvement punk et gothique, — « fantastique et d’un expressionnisme exacerbé ». Et la Dandy attitude se réfugierait aujourd’hui chez les créateurs de mode radicaux, excentriques, provocateurs et intellectuels comme Anne Demeulemeester, John Galliano, Rei Kawabuto ou Yohyi Yamamoto, lui-même musicien de rock. Ceux-ci s’adressant à une frange elle-même riche, créative, intellectuelle et restreinte de la société mondialisée.

Denis Gielen, dans son texte sur les «Mods», pp.58-67, donne un tableau de ce phénomène de sous-culture urbaine juvénile d’après-guerre qui ouvre sur le mouvement Punk, représente la culture underground au plein sens du terme. Les Mods apparaissent à la fin des années cinquante à Londres. Ce sont des jeunes appartenant à la middle class et à la classe ouvrière. Leurs goûts en matière de musique sont marqués par un élitisme éclectique, —« vintages US d’obscurs enregistrements de blues men » et toutes les musiques underground — modern jazz, ska, reggae, ou soul… — en rupture avec le rock décadent d’Elvis Presley et la culture pop en expansion. Mods veut dire modernists, « ouverts aux autres cultures ». « Cette recherche de l’altérité les a poussés, comme plus tard les Punks, à fréquenter les Rude Boys jamaïcains — jeunes Jamaïcains issus de l’immigration, semant la terreur dans les clubs où l’on jouait le ska, le rocksteady et le reggae — ce qui les différencièrent des Teddy Boys, leurs prédécesseurs en matière de gangs d’adolescents [aux longues vestes et pantalons cigarette à boutons, dans le style aristocratique anglais Edward VII, 1900], nettement plus nationalistes. »

La généalogie des Punks s’inscrit dans les Mods, mais les partis pris vestimentaires et musicaux les différencient. Musique et vêtement constituent une forme de vie, une esthétique à part entière spécifique issue et intrinsèque de ces deux sous-cultures singulières et liées.

Les Mods sont dans le registre de l’art de l’appropriation, du ready-made. Les Punks vont au-delà. Alors que les Mods opèrent des opérations de retournement massif des connotations vestimentaires de la culture dominante, des modes de vie ordinaire, alliées à un esprit de collection d’objets rares existant en musique, les Punks eux vont aller chercher d’autres panoplies d’objets ordinaires comme l’épingle à nourrice trouvée dans la symbolique visuelle des affiches de mai 68, et réactualisée par les Sex Pistols, qu’ils requalifieront et instaureront en système vestimentaire, musical et existentiel inédit.


Affiche de Quarez!

Pour les Mods, « Monday I’ve got Friday on my mind » exprime une philosophie esthétique underground de week-end, en marge de la vie normale, vécue dans les discothèques à Londres, dans les activités de shopping ou de balade motorisée. Les groupes Mods sont les Who ou les Small Faces. Choix musicaux et religion de la sape en font les premières fashion victims, esclaves des marques et des logos : coupe de cheveux new french line très sobre, polo Fred Perry, chaussures Clark desert boots, jean Levis 501, parka militaire US M65 Fishtail ou M61, véhicule Vespa ou Lambretta dont « la pureté du design le distinguait de la vulgarité graisseuse du rocker américain et de sa grosse moto. » Parmi eux se distinguent les faces, au style le plus sophistiqué, les modèles en étant ceux qui deviendront les « futurs rock stars les plus glamour des années 70 » : Sting dans le film Quadrophonia des Who, David Bowie, Brian Ferry. David Bowie, face, (as), multiplie les personnages, comme autant de « mutations plastiques ». Le Mods n’est personne dans la vie ordinaire (prolétaire, garçon de bureau), il est tout dans ses activités de loisirs. C’est un « mouvement rebelle schizophrénique, plus violent que celui des Hippies », tenu avec « des amphétamines et des pilules bleues (Purple Hearts). » L’affrontement physique violent avec les Rockers (« 3000 voyous») a lieu à Brighton en 1964, le week-end de Pentecôte et fera des dizaines de blessés, des centaines d’arrestations. En résumé, attitude clanique, violence, drogue, mode et musique renvoient à un art d’attitude globale rebelle dont le modèle est la figure de l’artiste que chacun voudrait être. Clockwork Orange (1972) de Stanley Kubrick met en scène la rébellion nihiliste violente d’Alex et ses droogies (amis), avatars des Mods.

Le Punk part de là mais c’est tout autre chose.

Steve Wood