Douglas Gordon, Mona Hatoum, Damien Hirst: une esthétique des passages

Notre promenade des passages parisiens, «guidée» par Marc Berdet, avait été préparée par la lecture des textes de Benjamin et fut activée, dans le temps même de la promenade «collective» architecturale et «lèche-vitrine», par un propos oral, ponctué de proche en proche de citations issues du livre précieux Paris, capitale du XIXe siècle, le livre des passages. L’expérience esthétique de la promenade des passages des Panoramas, Jouffroy et des Princes, fut une expérience identitaire,  de retour à soi dans l’espace intra-utérain de ces passages, pour chacun d’entre nous, les promeneurs-auditeurs-regardeurs, comme décrochée, détachée  de sa composante aliénante fétichiste de la  marchandise, présente et gisante, sous les formes variées et laides d’une bimbeloterie diverse, dans le double aquarium continu et obsédant des vitrines des magasins, parois latérales des passages («fantasmagorie angoissante») ouvrant sur la profondeur limitée de leur espace commercial.

Trois expériences d’œuvres d’art contemporain de Douglas Gordon, Mona Hatoum et Damien Hirst entrent dans cette famille de dispositifs d’offre d’identification, de jeu d’identification angoissante et distanciée (donc libératrice) par la «laideur» ordinaire même de leurs objets constitutifs.

1.
Something between my mouth and your ear
, 1994, installation sonore : le blue cube trop bleu, intra-utérin de Douglas Gordon, présentée à la Fondation Lambert à Avignon, cet été 2008 et que nous avions visité dans Au-delà du spectacle. La laideur résidant dans les rengaines écoutées par sa mère.

«Douglas Gordon explore les réactions sensibles et physiques du spectateur comme sa participation active. Ainsi produit-il une œuvre aux formes variées bien qu’unifiées par le thème de la mémoire et plus spécifiquement de la mémoire collective. Dans l’obscurité bleu nuit, dénué d’éclairage artificiel, (deux ronds au plafond) sont diffusées des chansons populaires qui ont précédé de quelques mois et suivi la naissance de l’artiste. Transgressant les relations conscientes du son et de l’image, DG s’intéresse au contexte culturel en tant que facteur de conditionnement de notre perception du monde. Références: Eisenstein, MLB-Plongée dans le sein maternel, Art et esthétique. Dès les années trente, Eisenstein a tenté de retrouver cet archétype universel. P.50: « seules les œuvres d’art les plus parfaites supposent la position inversée. Cela signifie qu’à un stade déterminé de l’inspiration – le métier consistant à fixer avec la plus grande plénitude les visions de l’inspiration dans des images visuelles – l’image visuelle obtient dans le cadre de la composition une stabilité multilatérale (circulaire). Elle acquiert une harmonie ‘intérieure’ littérale par la création de ‘son’ monde personnel, nouveau, autonome, tout comme les planètes, tout comme la terre qui a son centre d’attraction circulaire pour toutes ses parties constituantes. Comme toute œuvre de Douglas Gordon, l’esthétique de la familiarité produit de l’inquiétude et de l’effroi métaphysique.»

2.
Corps étranger, installation vidéo de Mona Hatoum nous plonge dans la moiteur haptique des muqueuses intérieures… très bien documentée sur ce blog.
http://phomul.canalblog.com/archives/hatoum__mona/index.html
Le dispositif de la projection selon un cercle dans une cabine cylindrique dans lequel on entre et où regarde la vidéo à ses pieds, entre ses jambes est hautement féministe. Anne-Sophie Gérard dans son master soutenu en septembre 2008 à Paris 8, Quand y-a-t-il représentation du corps féminin et féminisme dans l’art contemporain? Vanessa Beecroft proposerait-elle un nouveau féminisme à l’aube du 21e siècle?, page 19, dit très bien de ce Corps étranger de Mona Hatoum: «Dans Corps étranger, Mona Hatoum propose en 1995 une représentation du corps féminin vu de l’intérieur. Se servant de la technologie et de caméra endoscopique, l’artiste filme l’intérieur de son corps en introduisant la caméra par tous les orifices de son corps. La projection des images tourne en boucle à même le sol dans une cabine cylindrique. On entend sa respiration et les battements de son cœur. L’artiste évoque l’idée de l’amélioration de nos conditions de vie grâce aux progrès de la science et l’on découvre aussi une autre dimension de l’être. Selon Jones, cette œuvre renvoie le regard projectif masculin théorisé par Mulvey: « Corps étranger met à mal l’équation apparence=identité, qui a été longtemps le fondement de la communication dans le capitalisme, le pancapitalisme et leurs corollaires (racisme, colonialisme, impérialisme, sexisme) »».
réf bibliographique: Amelia Jones, Le Corps de l’artiste, Phaidon, Paris, 2005

3.
Les mammifères découpés de Damien Hirst de la série Some Comfort Gained from the Acceptance of the Inherent Lies in Everything, 1995 Steel, glass, cows and formaldehyde solution 12 tanks: 78-3/4 x 35-3/8 x 11-3/4 inches each  (200x 90 x 30 cm) offre des passages au regardeur entre des vitrines contenant dans du formol des tronçons de corps coupés et séparés. On  entre dans les conduits intérieurs du mammifère, et nous nous voyons nous-même traversant notre corps de mammifère. On remarque que dans les passages parisiens il y a pléthore de restaurants pour  midinettes et touristes … une image identitaire de survie..  On lit sur Le blog du corps
(http://leblogducorps.canalblog.com/archives/2008/09/02/10430017.html):
«À partir de 1992, pour « que l’art soit plus réel que ne l’est une peinture », [Hirst] travaille à une série constituée avec des cadavres d’animaux (cochon, vache, mouton, requin, tigre, etc.). Les bêtes (parfois coupées en deux, afin qu’apparaissent l’intérieur et l’extérieur) sont plongées dans le formol et présentées dans des aquariums. Ces sculptures sont appelées à disparaitre (la putréfaction n’est que ralentie), elles perdent peu à peu leurs couleurs et se délitent.

Benjamin collectionneur

Mais dans l’opération de décrochage de l’identité aliénée, on trouve dans les passages, une nourriture terrestre autre humaniste chez les marchands de jouets, les bouquinistes littéraires, cinéphiliques, les magasins de cartes postales et de gravures anciennes, tous objets de collection de la part de Walter Benjamin. Il y en a de remarquables fac-similés dans le livre Walter Benjamin’s Archives, http://www.versobooks.com/books/ab/b-titles/benjamin_w_the_archive.shtml

C’est ce versant intellectuel humaniste qui s’inscrit chez les bouquinistes du passage Jouffroy et même des Panoramas et même le  passage des Princes dans une version clinquante mais très riche aussi en matière de jouets.

Bibliographie rapide

«Pour le collectionneur, tel qu’il doit être, la possession est la relation la plus profonde que l’on puisse entretenir avec les choses: non qu’elles soient vivantes en lui, c’est lui-même au contraire qui habite en elles.»
Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la collection, Rivage poche/Petite bibliothèque, 2000

Le premier résumé que  nous en avions fait et la proposition bibliographique non aboutie
http://www.arpla.fr/canal2/archeo/jedeballe/index.html

«Jouets russes» pp.121-131 (extraits)
«A l’origine le jouet, chez tous les peuples provient de l’industrie domestique. Le trésor de formes primitives que détiennent les classes inférieures, les paysans et les artisans, constitue précisément la base assurée de l’évolution du jouet d’enfant jusqu’à l’époque présente. Il n’y a rien de prodigieux non plus. L’esprit inspirant ces produits, l’ensemble du processus de fabrication et non pas seulement son résulta, se trouve présent dans le jouet pour l’enfant, et ce dernier comprend naturellement bien mieux un objet créé de façon primitive qu’un autre né d’un procédé industriel compliqué. En cela réside donc aussi, soit dit en passant, le fond justifié de l’aspiration moderne à fabriquer des jouets d’enfants « primitifs ». Si seulement nos artisans d’art n’oubliaient pas trop souvent qu’agissent primitivement sur l’enfant non pas les formes constructivistes, schématiques, mais bien plutôt l’entière structuration de sa poupée ou de son petit chien, dans la mesure où il peut effectivement se représenter comment ils sont faits. Voilà précisément ce qu’il veut savoir, voilà ce qui à ses yeux peut établir le vivant rapport à ses affaires. Puisque, en matière de jouet, la question principale ici est en somme que, de tous les Européens, seuls peut-être les Allemands et les Russes possèdent l’authentique génie du jouet.
Partout, pas en Allemagne uniquement mais dans le monde entier —l’industrie allemande étant la plus internationale qui soit —partout, donc, sont connus les univers minuscules de poupées ou d’animaux, les petites salles de séjour paysannes dans une boîte d’allumettes… [...]
En vérité le jouet russe est le plus riche, le plus varié de tous. Les 150 millions d’individus qui habitent le pays se répartissent en des centaines de peuples, et tous ces peuples à leur tour ont une activité artistique plus ou moins primitive, plus ou moins évoluée. Il existe ainsi de jouets dans des centaines de langages formels différents et dans de multiples matériaux. Le bois, l’argile, les os, le tissu, le papier, le papier mâché se présentent seuls ou combinés. Le bois est le plus important des matériaux cités. [...] C’est le musée du jouet à Moscou qui possède la plus vaste collection. ».
Fin