William Gibson, «Code source», 2007 (locative art)


Interview de William Gibson par Actusf:
http://www.actusf.com/spip/article-5709.html
Entretien sur Ecran Libération:

http://www.ecrans.fr/Mon-challenge-naturaliste,3672.html

William Gibson, Code source, Au diable vauvert, 2007


Morceaux choisis (à propos du locative media art)

«4. [pp. 36-40. La scène se passe à L.A. Downtown.]
Dans le locative
Le Standard avait un restaurant ouvert toute la nuit adjacent à la réception —un établissement tout en longueur, à façade de verre, aux banquettes tendues de bandes de skaï surpiqué noir mat, ponctués par des phallus noueux d’une demi-douzaine de gros cactus de San Pedro.
Hollis regarda Alberto glisser sa masse pendletonnée sur la banquette en face d’elle. Odile se trouvait entre Alberto et la fenêtre.
—Le cyberespace… dit Odile avec lenteur. Il éclôt.
—Il est clos?
—Eclôt, réaffirma Odile.
Elle illustra ses paroles d’un geste des deux mainx qui rappela à Hollis, pour une quelconque raison malheureuse, le modèle d’utérus en laine que son professeur de choses de la vie avait utilisé comme support pour son cours.
—S’ouvre de l’intérieur, proposa Alberto en guise d’explication. Le cyberespace. Une salade de fruits et un café.
Après un sursaut de perplexité, Hollis comprit que cette dernière réplique s’adressait à leur serveuse. Odile commanda un café au lait, Hollis un bagel et un café. La serveuse se retira.
—On pourrait dire que tout a commencé le 1er mai 2000, dit Alberto.
—Tout quoi?
Le géohacking. Ou son potentiel, du moins. Le gouvernement a annoncé la fin de la disponibilité sélective. Jusqu’alors, c’était un système strictement militaire. Pour la première fois, les civils accédaient aux coordonnées GPS.
Des explications complexes de Philip Raush, Hollis avait simplement compris qu’elle écrirait sur les différentes applications que les artistes avaient imaginées pour la longitude, la latitude et Internet, aussi la recréation virtuelle de la mort de River Phoenix l’avait-elle prise par surprise. A présent, elle espérait tenir l’intro pour son article.
—Combien d’œuvres de ce genre avez-vous réalisées, Alberto?
Et sont-elles toutes posthumes? Elle ne posa pas la question.
—Neuf. Au Château Marmont. (Un geste vers Sunset). J’ai récemment achevé un autel virtuel à Helmut Newton. Sur l’endroit de son accident fatal, au pied de l’autoroute. Je vous le montrerai après le petit déjeuner.
La serveuse apporta les cafés. Hollis observa un Anglais très jeune et très pâle acheter un paquet jaune de cigarettes American Spirit au comptoir. Son duvet de barbe lui évoqua de la mousse autour d’une blonde dans un bassin en marbre.
—Donc, les gens qui vivent au Marmont ne se doutent pas de ce que vous y avez fait? demanda-t-elle.
Tout comme les piétons ignoraient qu’ils marchaient sur Phoenix, sur son trottoir de Sunset…
—Non, admit Alberto. Pas du tout. Pour le moment. (Il fouillait dans un sac en toile posé sur ses genoux, d’où il tira un téléphone cellulaire, fixé avec du scotch argenté sur un autre accessoire électronique.) Mais avec ça… Quand ce sera commercialisé…
Il cliqua sur une des unités reliées, ouvrit le téléphone et composa un numéro. Puis il lui tendit le tout. Un téléphone et une unité GPS dont le boîtier aurait été découpé pour y incorporer d’autres circuits, qui saillaient sous le scotch argenté.
—Ça sert à quoi?
—Regardez.
Elle plissa les yeux sur le petit écran du téléphone, le rapprocha de son nez. Elle vit la poitrine laineuse d’Alberto, mais brouillée de fantômes horizontaux et verticaux, une superposition cubique semi-transparente. Des croix pâles? Elle releva les yeux.
Ça, ce n’est pas à strictement parler une œuvre de locative. Elle n’est pas contextualisée dans l’espace. Essayez sur la rue.
Tournée vers Sunset, l’hybride artisanal afficha une étendue très plate et très nette de croix blanches, disposées sur une grille invisible, qui se prolongeait sur le boulevard et dans une distance virtuelle. Leurs socles blancs, à peu près au niveau du trottoir, paraissaient se succéder jusque sous les collines d’Hollywood de plus en plus flous.
—Les pertes américaines en Irak, dit Alberto. C’est connecté à un site qui ajoute des croix à mesure que les chiffres augmentent. On peut l’emmener partout. J’ai un diaporama d’installations à différents endroits. J’ai pensé un moment l’envoyer à Bagdad, mais les gens se diraient que ça sur des photos de Bagdad, c’est juste du Photoshop
Elle regarda Alberto au moment où un Range Rover noir traversait le cimetière, juste à temps pour le voir hausser les épaules.
Odile étrécit les yeux par-dessus la bordure de son bloc-notes blanc.
Les attributs cartographiques de l’invisible, dit-elle. Hypermédia à contextualisation spatiale. (Cette terminologie parut améliorer sa maîtrise de la langue d’un seul coup. Elle n’avait presque plus d’accent.) L’artiste annote chaque centimètre carré, chaque objet. Aux yeux de tous, sur ce genre d’appareil.
Elle indiqua le téléphone d’Alberto, comme si son ventre couturé d’argent contenait l’embryon d’un avenir entier.
Hollis hocha la tête et rendit le tout à Alberto.
La salade de fruits et le bage grillé arrivèrent.
—Et vous, vous êtes curatrice sur ce genre d’œuvres, Odile? A Paris?
—Partout.
Raush avait raison, décida-t-elle. Elle tenait son papier, même si elle ne cernait pas encore tout à fait le sujet.