Stéphane Breton
Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de voir sur Arte les documentaires de l’ethnologue français Stéphane Breton. Eux et moi, et Le ciel dans un jardin. Je me souvenais de films touchants, au cours desquels on rit souvent, devant lequel on se pose aussi beaucoup de question.Stéphane Breton menait à l’époque une double vie. L’une au milieu du bruit, du tumulte, de la pollution de la ville, et de la surconsommation que la société impose. L’autre en Nouvelle-Guinée au sein d’une tribu papoue. S’il est ethnologue de profession, Breton confesse avoir voulu avant tout partir, en quête de simplification, avec le besoin de ne toucher qu’à l’essentiel. Ses valises, il les pose dans un village papou.
Pendant plusieurs années, il n’emporte pas de caméra avec lui: point d’image donc de ses débuts avec la tribu. Mais au cours des deux films qu’il consacre à son village d’adoption, il égrène les souvenirs des premières rencontres.
Stéphane Breton arrive chez les Papous avec l’intention de s’intégrer à leur vie, de la partager. Cela ne s’avère pas facile: les papoues ne comprennent pas ce que cherche l’ethnologue. Quand il leur explique qu’il souhaite s’insaller avec eux, ils lui demandent de construire sa maison à l’écart du village. Il décide d’apprendre leur langue, mais il ne trouve d’aide qu’auprès des enfants. les adultes étaient, selon Breton, consternés de le voir bredouiller, hésiter, bafouiller.
Breton peine à créer des liens avec les membres de la tribu. Il suscite peu d’intérêt, est tenu à l’écart. Finalement, à sa déception, il se rend compte que le lien qu’ils tisse est fait d’argent, de marchandage. Ce qu’il quittait en partant de France, il le retrouve chez les Papous. Il se voit contraint de devenir l’épicier du village, vendant les produits ramenés de France, tels que l’huile, ou encore des couteaux.
En noir et blanc, Breton filme le quotidien de la tribu. Qu’il voit, peu à peu, devenir le sien. Breton réalise des films qui vont au delà du film ethnographique. Cela passe par l’image, d’abord. Il semble que l’emploi du noir et blanc révèle le désir d’un parti pris esthétique cher à Breton. Le propos lui aussi s’éloigne de l’ethnographie pure. Le commentaire qui accompagne les images fait part des impressions de Breton, et elles sont nombreuses. Ce commentaire n’a pas vocation à expliquer, il est axé sur le ressenti de Breton. c’est une sorte de journal intime qu’il nous est donné à voir.
Eux et moi et Le ciel dans un jardin nous montrent les relations désormais amicales qu’entretient Breton avec les Papous. Ils se laissent filmer, l’interpellent. Là aussi le film sort du cadre ethnographique. Pour Breton il ne s’agit pas seulement d’observer. Ce qui l’intéresse c’est de partager la vie (et donc la langue, les coutumes) d’individus qui observent le monde différemment. Stéphane Breton s’attache autant aux membres de la tribu, à travers leur habitudes de vie, qu’à sa propre expérience au sein de la tribu.
Comme le titre du premier film l’indique, Breton réalise un film qui parle d’eux, de lui, et de eux et lui. Il parle de ceux qui sont devenus ses amis. Le ciel dans le jardin est marqué par la certitude que Breton ne reviendra plus, et apporte au film une touche émotionnelle que l’on ne trouve pas dans Eux et moi. Breton dit «regarder lentement les petites choses», à Paris, ou au milieu d’une forêt de Nouvell -Guinée.
Extrait de « Lettre aux Américains » de Stéphane BRETON
«Le monde qui nous entoure ne s’offre pas simplement à la vue, il est mutilé par notre attention. Il y a dans le coup d’œil quelque chose comme un coup de couteau. Regarder, c’est d’abord refuser de voir ce qu’on laissera de côté. L’idée du cinéma documentaire que je défends dans mes films (Eux et moi, 2001; Le ciel dans un jardin, 2003; Un été silencieux, 2005; Le monde extérieur, 2007), c’est qu’il faut au contraire accorder une importance démesurée à ce qui est le plus familier, qui se déroule entre le moment où l’on tourne la clé dans la serrure et celui où l’on prend l’ascenseur. À quoi serait utile le cinéma documentaire s’il servait à préserver l’illusion que les choses sont comme elles sont? Les choses ne sont pas comme elles sont, mais comme nous ne voulons pas les voir.
Nous regardons peu l’insignifiant, mais quand nous nous laissons aller à porter sur lui notre regard, nous sommes étonnés de constater qu’il était là, nous attendant, et qu’il cherchait la lumière. C’est ainsi que sur le « terrain » je me suis mis à filmer le regard de ceux qui me regardaient, leurs interrogations, leur amusement.
Tournés en Nouvelle-Guinée, au Kirghizstan ou à Paris, mes films sont à la recherche du lyrisme de l’ordinaire. Films de voyage intérieur, ils veulent renoncer à l’exotisme facile des images standardisées. Plus les choses sont éloignées, plus il faut s’approcher, et si elles sont trop proches, c’est de loin qu’il faut les voir.
Mon métier d’ethnologue (je suis maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste de la Mélanésie) consiste à observer avec ponctualité ce qu’on a sous les yeux. On fait feu de tout bois. Chaque détail mérite de l’attention.»