L’expérience esthétique

L’art a besoin de spectateurs ou d’un public pour exister. L’œuvre d’art doit être implémentée, activée par la publication, l’exposition, la démonstration, l’action, la performance. La question qu’on peut poser à propos de l’art underground, c’est celle de sa place dans l’art, dans le monde de l’art contemporain, élitiste par nature. Jean-Michel Basquiat, Keith Haring sont devenus des peintres reconnus, parce qu’ils ont repris un travail pictural sur toile vendu dans le circuit des galeries internationales.

Mais quant est-il de ces formes artistiques qui restent dans les rues, là où elles sont créées, et dont les qualités sont plus celles d’être des performances dont les résultats sont des traces résiduelles livrées et imposées au regard du passant. Cette réception par les regardeurs pouvant être un rejet pur et simple, ce dont le tagger est conscient et qu’il revendique. La question de la réception de l’œuvre de son mode de diffusion sont bien au cœur de telles pratiques picturales underground. L’artiste underground s’adresse à un public, soit celui restreint de ses pairs, soit n’importe qui, soit les deux à la fois, — le graphzine s’adressant à un public restreint, le tag à tout le monde. C’est vrai du cinéma underground qui s’est adressé à la fois un public très restreint, — cinéma expérimental élitiste intimiste, érotique et libertaire, représenté et diffusé par Jonas Mekas —, et à un public populaire pour le cinéma gore, séries X ou Z. C’est encore plus vrai des formes de musiques comme le hip-hop, le rap, le reggae. Toutes les formes d’attitude vestimentaire, comme celle des Punks se présentent aussi face au passant des rues des grandes métropoles. Il y a une volonté ostentatoire de la part des artistes underground, de provocation, de mise en question des règles sociales ordinaires quotidiennes dans l’environnement quotidien.

L’art underground peut être une forme d’art populaire, fait par des jeunes gens appartenant aux couches sociales populaires, des cités, des banlieues, des quartiers « sensibles » s’adressant à un public populaire, le passant des rues de ces quartiers mêmes, si l’on prend l’exemple des taggers ou des Punks à leur époque. 
Le théoricien qui a su poser ces questions du point de vue théorique est Richard Shusterman dans son livre L’Art à l’état vif, la pensée pragmatique et l’esthétique populaire, publiée en français, aux éditions de Minuit, en 1991.
 Son fil directeur, il l’emprunte au philosophe pragmatiste, John Dewey, qui a théorisé l’art non plus en tant qu’objet, selon les critères de la beauté idéale académique, mais en tant qu’expérience esthétique, du point de vue du spectateur. Le regardeur fait l’œuvre complètement. L’exemple repris par Jeff Kelley dans le catalogue Hors Limites (p. 52 in « Les expériences américaines ») permet de le comprendre : l’expérience esthétique sur le vif selon Dewey est au coin de la rue et constituait pour lui la matière première de l’art : « les visions qui retiennent l’attention de la foule — la voiture de pompiers filant à toute allure; les excavatrices creusant d’immenses trous dans la terre; le moucheron humain escaladant le côté de la tour; les hommes perchés haut dans le ciel sur des poutrelles qui lancent et rattrapent les boulons chauffés à blanc…». Le passant dans la rue est plus dans une expérience vécue que dans une attitude de spectateur et il éprouve ce qu’il voit comme un moment dont il est partie prenante. 
Si l’art est une expérience esthétique, elle est une expérience particulière, mais une parmi d’autres quotidiennes ordinaires. Dewey considère donc l’art comme une expérience parmi les autres constitutives de la vie des personnes. Elle peut se passer au musée devant un tableau mais ceci n’est qu’un cas particulier. Les artistes des Happenings comme Allan Kaprow ont adopté cette théorie pragmatiste de l’art et ont proposé dès la fin des années 50 à New York aux publics des galeries d’art des œuvres qui étaient de simples protocoles d’actions et où les personnes devenaient des acteurs pendant le moment artistique. Le passant dans la rue, dans sa trajectoire ordinaire perçoit les tags, (des signatures calligraphiées d’individus qui sont des street artists) ou marche sur les rayures de Buren: l’expérience esthétique se situe à l’intérieur de l’ici et maintenant d’un moment existentiel individuel.
Steve Wood