Le retour du flâneur

Le retour du flâneur (1). J’ai fait quelques collages (analogiques) des images de flâneurs (arpenteurs) de différentes époques, dont les gestes, motifs et dispositifs coïncident, se correspondent sans pour autant tenter de transmettre le même message…

Leurs gestes se répondent: les artistes se couchent à plat ventre sur la terre avec les bras déployés.
Néanmoins, pour Walter De Maria, la photographie qui présente l’œuvre fait la mise au point  sur son corps et dont l’arrière-plan est le paysage naturel lointain à l’horizon vers où convergent deux lignes blanches mettant en place la perspective dont le point de fuite se localise à cet horizon. Ici, deux points: le point focalisé de l’objectif et le point de fuite de la perception, et deux «lignes» parallèles: «l’horizon» corporel et l’horizon de la terre, produisent une forme allégorique où le corps s’incruste dans le paysage en figurant un «horizon» humain, tout à fait comparable et compatible avec l’autre. En revanche, pour Can Xin, artiste chinois, qui léchait la terre devant certains monuments historiques (pour connaître le goût de la réalité?), on constate que l’axe vertical prédomine dans le champ de vision ordonnant la relation entre le corps et le décor et que l’objectif se rapproche de la terre de sorte que le corps se dissimule derrière la tête tout en faisant ressortir la hauteur et le volume de l’architecture. Bref, la verticalité de la vision, malgré l’horizontalité du corps, met l’accent sur le geste paradoxal et dialectique de l’artiste.


Les motifs correspondants. Citons Benjamin:

« Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissé. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose, avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. » (2)

En ce qui concerne la photographie en haut, en l’occurrence, la trace serait à mes yeux paradoxalement l’aura dans l’œuvre de Richard Long. L’absence du corps renforce pourtant sa présence, la trace laissée trace tout à fait l’aura d’un mythe moderne. Pour la série d’images en bas, l’homme nu marche dans les ruines de la Grande Muraille, ou plutôt retrace la muraille qui traverse le paysage sauvage. Evidemment, notre regard ne se fixe pas simplement sur le corps mais sur la mise en situation du corps: le décor architectural joue un rôle décisif dans l’œuvre de sorte que ce corps nu ne vit, ne vaut, que sur le fond de la ruine. La trace, à la fois inaperçue et déjà mise en place. Selon le point de vue de Benjamin, est-ce qu’elle est prise par l’artiste en tant que chose ou qu’elle «se rend maîtresse» de l’artiste en tant qu’aura ? A mes yeux, il se peut que l’artiste joue avec cette ambiguïté, or, c’est plutôt l’ambiguïté qui déjoue son œuvre.

La correspondance des dispositifs

Michelangelo Pistoletto, artiste italien, dans la rue à Florence dans les années soixante, circulait à pied en faisant rouler une boule fabriquée avec journaux. L’œuvre présentée dans le cadre muséal est une double boule (figure en haut), la boule transparente structurée en fils métalliques contient l’autre boule plus petite fabriquée avec les journaux. En revanche, la boule diaphane (figures en bas) de Zhu Ming enferme aussi, protège le corps de l’artiste lorsqu’ils émergent ensemble dans le paysage urbain, mobilisable dans certains cas. La spécificité formelle du dispositif permet la mobilité de l’œuvre et sa présence minimale et moléculaire dont l’entreprise est fondamentalement idéologique (3), sachant que les deux œuvres appartiendraient à la catégorie de l’art «littéraliste» avec les significations «évidentes», interprétables : d’un côté, l’emballement médiatique du monde, le globe médiatisé, la société du spectacle au sens de Debord etc.; de l’autre, la préfiguration de l’habitat individuel utopique dans le contexte post-métropolitain, avec l’humour noir formulé par l’aventure d’«une bulle de savon»…

Enfin, pour m’amuser un peu…


Nan Liu

 


(1) En citant Walter Benjamin, qui serait l’archétype du flâneur au début de XXe siècle, Thierry Davila parlait du retour du flâneur dans la conférence : « les flâneurs actuels », les artistes contemporains qui marchaient dans le paysage non-urbain et ceux qui « créent un rapport entre la ville en l’occurrence et le corps mobile qui la traverse».
(2) Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Edition Cerf, 1989, p. 464
(3) «L’entreprise connue sous les appellations diverses d’Art minimal, ABC Art, Structure primaire et Objets spécifiques est en grande partie idéologique. Elle vise à énoncer et à occuper une position qui puisse être formulée avec des mots et l’a été faite par certains de ses principaux praticiens.» Michael Fried, « Art et objectivité », tra. Nathalie Brunet et Catherine Ferbos, Art Studio, n°6, automne 1987. Dans ce texte, Fried défendait la légitimité de l’art contre le non-art théâtral, l’art littéraliste en l’occurrence, d’une manière orthodoxe, s’attaquant au dilemme entre l’énonciation des artistes littéralistes de la spécificité des objets minimalistes et la non-spécificité de l’œuvre à l’égard de l’expérience théâtrale de l’œuvre chez le spectateur. «Dans l’art minimal, la reconnaissance du spectateur était exploitée par des artistes comme Dan Graham, Joan Jonas et Vito Acconci. Ces artistes avaient réintroduit la narration, la figuration et la théâtralité dans la pratique artistique, éléments jusqu’alors réprimés par la doctrine moderniste. De plus, une attitude nouvelle était demandée au public : il devait être disposé à participer directement à la réalisation de l’œuvre et se laisser questionner par le processus de sa réception.» in
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