Entre les signes
…si bien que le monde et l’espace semblaient être le miroir l’un de l’autre, l’un et l’autre minutieusement historiés de hiéroglyphes et d’idéogrammes, et chacun d’eux pouvait aussi bien être ou ne pas être un signe [...] (tout doucement, la vie au milieu des signes avait conduit à voir comme autant de signes les choses innombrables qui d’abord se trouvaient là sans signaler autre chose que leur propre présence, elle les avait ajoutées à la série des signes fait exprès par qui voulait faire une signe)… Italo Calvino,Cosmicomics
Comment déchiffrer un morceau de ville qui nous immerge dans plein de signes apparemment accessibles visuellement si bien que nous sentons attirés par les uns alors que les autres perdent leur visibilité? Comment mesurer et déterminer nos positions dans l’espace d’une manière moins évidente que l’on se repère souvent, dans un parc, dans la montagne ou sur la route, etc.? Comment redéfricher la ville dans une position mobilisable en produisant des signes pour tenter d’introduire des jeux du faire et multiplier des signes ? Alors Masaki Fujihata pourrait bien répondre ces questions avec son œuvre : Landing Home in Genève (2005).
Fujihata décrit Genève comme «une ville flottante», bien visible mais assez difficile de rattacher à quelque racine identifiable. C’est une ville internationale, ethniquement et culturellement: les habitants parlent indifféremment plusieurs langues et la ville pourrait être leur Homeland sans que ce soit leurs pays natals. Partant d’une interrogation de la position géographique et psycho-géographique des interlocuteurs, Fujihata reproduit dans l’espace virtuel les trajets effectués dans l’espace réel dont les itinéraires repérés par GPS et les images filmées panoramiquement sont montrés synchroniquement, aussi d’une façon stéréoscopique (si on porte des lunettes données), et où les séries de signes répétés sont multipliés par l’assemblage et la rencontre, où les dialogues enregistrées se font écho en tant que signes sonores desquels on ne peut pas pourtant déduire la distance ou le décalage entre l’espace réel et l’espace virtuel…
Pourquoi une reproduction dans l’espace virtuel? Est-ce que c’est «une conquête» [1] technologique du réel car les phénomènes [2] «transcendent» la réalité en se perpétuant dans un autre espace inventé, déployé et façonné par les techniques? Est-ce que c’est une expérimentation réalisée avec des nouveaux médias et visant à toucher notre perception, qui préfigure l’esthétique du cinéma en relief dans le futur? On remarque sans doute les effets techniques des œuvres de Fujihata au point que l’on néglige peu ou prou les causes artistiques qui poussent à «exposer des lacunes du réel» et à «formuler une nouvelle expression»[3].
Deux concepts sont principaux à mes yeux: la dissolution du temps et la fabrication du nouveau regard. Dans le réel, «l’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps: on rencontre partout des gens qui ont des montres, et très rarement des gens qui ont des boussoles. On a besoin de savoir l’heure, [...], mais on ne se demande jamais où on l’on est. » [4], tandis que dans l’espace reproduit par Fujihata, c’est l’inverse, il n’existe plus de repères du temps. Or, ce sont des «anneaux d’images» attachés aux lignes qui suggèrent la notion du temps car chaque anneau est le dispositif de projection des images filmées pendant un certain temps. En revanche, les lignes sont localisées relativement dans l’espace virtuel selon les datas calculés par GPS dont chaque ligne correspond à un itinéraire tracé dans l’espace réel. D’ailleurs, on constate à travers les «effets spéciaux» que les anneaux tournants se croisent en s’insérant alors que les images projetées se pénètrent en s’occultant. Mais ce ne sont pas simplement des effets visuels parce que ces «rencontres» n’existaient jamais réellement mais qu’ici, c’est-à-dire, ce sont des rencontres dépourvues de la temporalité mais carrément soutenues par l’emplacement: sachant que les gens ont passé dans le même lieu dans différents moments, mais leurs représentations en image parviennent à se rencontrer d’une manière interactive dans l’emplacement virtuel correspondant à ce lieu. (On voit également la même intention dans l’œuvre Morel’s Panorama (2003) et Portray the Silhouette (2006) de Fujihata.)
Dans cette œuvre, la caméra est conçue pour conduire le regard des spectateurs. C’est une caméra flottante (pour correspondre à «la ville flottante »?) qui vole au-dessus et qui se fige en se rapprochant d’un certain anneau d’image pour investir un regard capable d’activer le dispositif et faire revivre les images. Cette double-caméra, c’est-à-dire la caméra panoramique et la caméra virtuelle, s’introduisent dans l’œuvre et troublent notre perception: l’image filmée par la première n’est plus plate mais en cylindre tandis que l’angle de vue de la deuxième est inhabituel pour que l’on voit le volume, le mouvement tournant ou en ligne ainsi que l’interactivité des images, mais elle nous empêche de comprendre peu ou prou les images car elle atténue le sens narratif des images en quelque sorte jusqu’à ce qu’elles se réduisent à des séries de signes visuels et sonores. En fait, des images et des sons métamorphosés en tant que signes auto-représentatifs et s’ensuit la fabrication de ce nouveau regard.
Enfin, en ce qui concerne la relation entre l’espace réel et l’espace virtuel créé par Fujihata, si je peux la résumer très brièvement, il s’agit d’une ressemblance: le dernier n’est ni conquête ni doublure du premier, il lui ressemble sans cesser d’être ce qu’il est. En sachant que l’espace virtuel est inventé déployé façonné «purement» par les techniques, mais que l’on y retrouve des signes réflexifs du réel et des effets implicites de l’humanité (la convivialité, la rencontre, l’autonomie, etc.). En bref, c’est un monde qui renvoie à la fois la proposition humaine et la proposition technique de Fujihata qui met en parallèle un site signifiant et l’espace réel afin de créer un écho. Et ce site pourrait aussi bien être ou ne pas être, un signe.
[1] The conquest of imperfection (2008), l’exposition de Fujihata à Manchester.
[2] Fujihata a mentionné dans la conférence qu’un des interlocuteurs, un moine tibétain, lui a dit: «All the phenomena are permanent», il trouve cette phrase intéressante.
[3] «Mon image du réel est celle d’une machinerie où il y a pas mal de lacunes, et mon travail se fonde sur l’idée que notre enjeu est de localiser et d’exposer des telles parties aussi défectueuses que concrètes en employant des nouvelles formes d’expression, des nouveaux médias ainsi que des nouveaux outils», pour citer Fujihata, dans l’article écrite par Chris Clarke. Ma traduction.
[4]. Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 2000, p.164