Comte-rendu d'Ivan Lapeyroux d'une table ronde tenue à la Sorbonne dans le cadre du Forum sur l'Essai sur les arts plastiques, l'image, le théâtre, la musique, la danse, l'architecture à l'automne 1999.

François Noudelmann

      L'essai entretient un rapport difficile à "son dehors", à ce qu'il n'est pas, aussi peut-on toujours parler de différents types d'essais. Avec La chambre claire de Roland Barthes, on attend un discours sur la photographie alors qu'il s'agit davantage de notes prises sur la photographie. Il s'intéresse à l'oeil plutôt qu'à une forme de savoir où plutôt que de vouloir énoncer des vérités. Il a recours à une méthode plurielle, d'ordre phénoménologique. Dédié à Jean-Paul Sartre, il s'agit d'un recueil qui ménage le rapport de la relation complexe entre le texte et l'image, Roland Barthes veut saisir l'essence de la photographie, il a recours à sa subjectivité. L'expérience de la construction et de la perte de soi, la place décisive de la photographie absente, c'est une autre manière d'aborder la notion de deuil. On peut penser que l'essai, c'est essayer à l'égard de soi, par l'épreuve d'une perte. L'essai est une contradiction de soi dans l'expérience esthétique et Roland Barthes se risque à ce type d'essai dans le contexte structuraliste et dogmatique de l'époque.


Françoise Gaillard

      Le terme d'essai englobe l'idée typique de feindre par la science, la forme. Cette réflexion d'Adorno montre qu'un essai n'est pas forcément transformé. Ce qu'il y a d'intéressant dans l'essai, c'est le fragment, à l'inverse d'une totalisation, il peut toucher au coeur, cependant au départ son intention est "tatonnique".
      Il y a des "prêts à penser" théoriques, l'essai pense dans la différence, il est discontinu à l'inverse de la pensée discursive. Il laisse ouverts les conflits, il ne s'accommode pas de la contradiction et montre qu'il peut y avoir de la contrariété dans le sujet. Il peut donc y avoir de la discordance dans des propos où un nouveau regard en biais trouve le champ constitué du savoir. L'essai n'est pas contraint par le pathos philosophique, il est hors de l'"hystérie" autosuffisante, les deux questions que l'on peut poser à l'essai sont: quel savoir produit-il? ou encore, de quoi parle-il?
      On l'accuse de sur-interprétation, pourtant lorsque l'essai parle d'une oeuvre d'art, d'un tableau, d'une sculpture, sa liberté est à l'antipode du n'importe quoi. Il fait discuter la totalité de l'oeuvre dont il parle. Pour se protéger de cette double fonction, où de ce double questionnement, il résiste au langage heuristique, l'oeuvre est toujours en excès sur ce que le concept veut cerner. L'essai est une des formes issue de la pensée antique.


Jean-Michel Rey

      L'essai a une position emblématique qui fait date, c'est pour cela que toute la philosophie de l'art fait date. La difficulté de la philosophie à saisir ce qui se passe avec le produit de l'art, ce qui a lieu en peinture, résulte de l'absence d'une prise de discours direct. Une approche renouvelée dans le langage, de manière plus précise, la discontinuité doit inventer ses formes et multiplier des possibilités avec la précision de ce qui est hors du discours. L'énigme agit sur la discontinuité, une propre boutade, qui procède par allusion. Elle a pour fonction de théoriser, elle fabrique des morceaux de roman et retarde ainsi les moments de concepts, la réserve de la peinture chez Baudelaire, ou la limite de discours, constitue à travers un ensemble d'autres discours autrement constituant. Le comble de la rigueur est accessible, il faut s'attacher à un objet dont la circonscription n'a jamais été produite
      - L'essai cherche les moyens de faire advenir l'oeuvre, par de tels moyens, il se vaut par ce qui cesse d'arriver (Cf. Nietzsche).
      - Un déplacement du discours dont on ne peut pas prévoir la forme (cf. Musil).
      L'essai sur l'art est hérétique, il mise sur une autre sorte de prolongement qui est celui de l'éphémère. Il peut y avoir analogie entre l'essai et l'art où l'invention d'un chemin de traverse qui est comme l'obligation faite par l'art et la peinture afin de détendre le concept.
      L'autre capacité de l'écriture est celle de détourner le concept: l'essai est toujours une prétention dans la discordance avec des niveaux d'intelligibilités différents, il se confronte au spectre relevant du positivisme aussi dans la prétention des savoirs, l'essai a un caractère indéfini. Enfin, faut-il voir un substitut de la philosophie depuis Kant, ou une invention de forme qui peut retrouver une préoccupation laissée pour compte par la philosophie.


Tiphaine Samoyault

      On peut parler des formes en proposant une ontologie: le genre dans ses propos et sa matière, ses modes d'inventions et de distance par rapport au réel. Ce déplacement en dehors de la poétique s'attache à des formes par défaut de forme. J'ai tenté de présenter une forme informe, qui appelle un excès. Au lieu, comme le roman, de donner forme à ce qui n'en a pas, l'essai est instable, il se distingue comme mouvement de la signification et demande une modulation. Il est une forme plus qu'un style, il fait aussi référence à la diction, qui se confronte à l'idée. La proximité de la forme et du roman entre en fusion à travers une fiction, par un moyen d'insertion (par exemple celui d'une fable stylistique). Une nouvelle bifurcation du mode de la pensée: certains textes se disent essais. Définition de l'essai qui semble se partager entre la fiction et le roman: par exemple, le cas d'une fiction de l'essai sont les fictions de Borges dont le nom a été imposé par son éditeur. Effacement et profondeur sont des entre deux, tout comme la réalité subjective peut arriver à réconcilier les deux positions que l'on trouve en conflit ici. Si c'est une position d'écriture subjective, elles sont prospectives, leur sens n'est pas donné par avance. Dire ce que l'essai fait, pour mieux dire ce qu'il est. Enfin, l'appartenance de l'essai aux formalistes (Cf. Aristote) est une "poétique conditionnaliste", une poétique plus instinctive qui rendrait compte des propriétés même de l'essai.


Rainer Roschlitz

      La justification qui est donnée par les penseurs français ou allemands, est une tradition qui à l'époque circulait facilement tout autant qu'aujourd'hui. Je veux dire par là, qu'il n'y a pas une grande distinction, entre la penser allemande et française de l'époque, toutes deux s'opposent à la philosophie rationaliste où elles ne retrouveraient pas leurs relations d'expériences de l'art telle qu'elles l'imaginent (Cf. Mallarmé). C'est donc cet héritage, qui me semble aujourd'hui complètement déphasé et inactuel avec notre présent. L'essayiste me semble battu en brèche car l'héroïsme a affaire à une partie qui n'a plus d'adversaire, l'écriture sur l'art devient un exercice mondain où l'individu (l'essayiste) présente sa propre figure de style.
      L'essai sur l'art, que je classe du côté de la critique, possède des confrontations et des commentaires. Ce que vous avez évoqué jusqu'à présent a pour simple supplément la tradition Allemande, c'est-à-dire: l'essai est plus philosophique que la philosophie, en contournant ainsi les limites de la pensée discursive. C'est ce que Kant a déjà anticipé dans son idée d'un principe régulateur, qui existe aussi chez les romantiques.

      L'essai selon moi est donc plus philosophique que la philosophie conceptuelle, l'essai est aussi plus narcissique. Cependant les grands essais n'oublient pas, ils font parler ce qui dans une oeuvre d'art ne parle pas. Il y a un effort de faire parler afin de nous permettre d'accéder à une lecture, qui serait davantage une lecture non superficielle, une lecture en profondeur. Cette lecture peut donc tous nous concerner, nous devons faire cet effort de présentation.
      Je ferais aussi référence au second Benjamin, lorsqu'il abandonne l'idée de l'essai subjectif qui néanmoins veut accéder à la vérité, lorsqu'il tente de débusquer dans l'oeuvre d'art toute forme d'idéologie. L'authenticité des oeuvres d'art tient aussi au fait de ses degrés de conscience politique. De même, un essai n'est jamais seul, un essayiste est peut-être inclus lui-même dans une théorie, mais aussi pris dans la condition d'un contexte où il doit vendre ce qu'il écrit. Il écrit en relation avec un contexte social, politique, tout ce qui entoure l'oeuvre d'art, l'englobe et la délimite. Enfin je terminerai en disant que si nous nous intéressons aux oeuvres d'arts, c'est pour apprendre des choses et avoir un rapport avec un savoir, avec ce que nous voulons saisir.