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Anne Cauquelin, Le site et le paysage, Essai, inédit, Puf, Quadrige, Paris 2002 [morceaux choisis]

espace, lieu, site, corps


pp. 76-77 : AC se réfère à l'article de Jean-Pierre Vernant sur l'espace démocratique grec, "L'organisation de l'espace", in Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1965
"Le lieu, enraciné, ancré dans le sol antique était directement lié à la puissance des rois archaïques. De ce sol premier, ils tiraient leur force, et il n'était nullement question de le céder, de l'échange ou d'en sortir. Ils y auraient perdu toute leur magie, que le sol instituait à sa manière comme une prérogative royale. C'est ensuite, que mus par la nécessité de l'échange économiques, les Grecs inventèrent un espace isonome [1823; grec isonomia «répartition égale; égalité de droits dans un gouvernement démocratique; démocratie», de isonomos «qui jouit de droits égaux à; fondé sur l'égalité de droits; démocratique», de iso- (– Iso-), et nomos «ce qui est attribué en partage; usage; loi» (– -nome)], déqualifié, déraciné de ces lieux habités, dépossédé de ses liens avec le royaume souterrain des forces magiques; en somme, ils laïcisèrent les lieux et construisirent le schéma abstrait d'un espace universel, dit démocratique. [...]
Si l'espace, ou étendue abstraite, vient en effet se poser sur les lieux magiques des rois archaïques et les annuler en les recouvrant, niant en quelque sorte leur ancienne vertu pour une meilleure utilisation de la Terre, reste que ces lieux ont assez de consistance et assez de crédibilité et servent à contrebalancer, en y résistant, les opérations unificatrices attribuées aux aménageurs."


pp.78-83: Une opposition réglée
Logique de l'emboïtement: l'espace
ce que nous voyons de la ville répond à une logique de l'emboîtement: espace divisé en secteurs, arrondissements, blocs ou quartiers, si ce n'est zones... un ordre urbain... un puzzle dont la carte nous donne une représentation satisfaisante... nous sert de guide pour nous y déplacer. ... La carte géographique prend place dans la catégorie des "index", sans être toutefois assimilable à un indice. Elle montre, elle renvoie à un objet extérieur qu'elle appelle, cependant que son mode de relation à l'objet (le territoire) passe par l'établissement et le respect d'un code.... ce qui est absent de cette carte? Une autre forme de spatialisation à l'opposé: la forme des "lieux".

Logique de l'extension : le lieu
Les lieux appartiennent à une autre logique que celle de la carte... Leur 'profondeur' qui les tient attachés à une culture ... les propulse du côté de la représentation iconique, telle qu'elle s'efforce à produire un signe ressemblant. Et c'est en effet sous les traits d'icônes que les lieux apparaissent sur la carte. Ils en trouent la surface de leur surgissement légendé: voici un monument, le nom d'une bataille, une abbaye, églises, chateaux, point de vue, curiosités. Autant de détails, d'individuations liées à une narration. Ou du lieu comme récit. ... logique d'extension, car le lieu dépasse le quadrillage de l'espace par la multiplicité des points de vue qui les construisent comme lieu. Extension... au sens d'une mémoire en profondeur. D'une accumulation de strates de de 'dits'. Profondeur du lieu; il est de l'ordre de la connotation, tandis que l'emboïtement renvoie à la dénotation.
Opposition, alors, du global au particulier, du calcul dit objectif et de l'existence, dite subjective.

Déjà Prolémée :
"La géographie est une imitation graphique de la partie connue de la Terre (l'art de dessiner, graphein) avec pour objet à représenter la Terre (gé) considérée globalement dans ses traits les plus généraux... Elle retient les seuls traits qui entrent dans des schémas globaux et universels, tels que golfes, grandes cités peuples importants, fleuves remarquables... tandis que la chorographie a pour objectif l'étude des réalités partielles."... Elles correspondent à deux façons distinctes de représenter et obéissent à deux logiques: "L'une est celle de la cohérence, l'autre du vraisemblable.... la chorographie s'intéresse aux détails et aux qualités du pays à représenter,...elle les inscrit au lieu même de la réprésentation indicielle,... d'une manière péri ou par-graphique... Tout se passe, en effet, dans nos villes, comme si au discours lisse et bien formé d'un plan spatial venait, ça et là, s'immiscer un autre type de langage.
... je pourrais comparer le quadrillage du plan à une linéarité discursive et l'apparition d'un 'lieu propre' au surgissement du mot d'esprit, du lapsus, ou de figures du discours qui, sortant de l'obscurité viennent soudain à la surface comme une parole longtemps tenue sous le boisseau. Aussi le plan serait -il caviardé, troué par les lieux, comme par les manifestations d'un 'sous-sol', d'un infra-langage, d'un monde de qualités, difficilement transposables dans le monde des quantités. Et qui aurait sa vie propre.... Il y a là une esquisse de ce que pourrait bien être par la suite la définition d'une hypercarte. Cette manière contemporaine de lier les différentes couches de sens présentes/absentes sous l'icône des lieux.
... espace et lieu ne se rapportent pas à une même logique: celle des lieux-mémoires (extension et intention) n'est pas celle des espaces partagés (emboîtement et calcul.)
...l'urbanisme, c'est l'espage partagé, l'architecture (plutôt le lieu unique). ... le jugement éthique se partage également: si l'affect de l'enracinement sert la morale d'un sujet identitaire, lié à sa terre, à son environnement, et libre à l'intérieur du cerche du 'chez soi', la rigueur laïque du partageable ainsi que d'une totalisation des parties au profit d'un sentiment de communauté sert, elle, une morale démocratique moins soucieuse de l'intimité du sujet que de l'égalité de tous.
Espace ou lieu? Objectivité ou subjectivité? Existence (le vécu) ou idéalité (le calcul)? La couture semble difficile à imaginer, sauf à inventer un troisième type d'espace, ce qui a été le cas avec l'apparition du 'site'.

pp.83-87: Un espace de troisième type : Le site
La peinture montre ce qu'il en est de ses caractéristiques
L'Annonciation de Pérugin: La partie avant montre une architecture: dallage, colonnes, un espace partagé, calculé, répondant à la logique de l'emboîtement. C'est une chambre dont le spectateur voit trois murs, le quatrième étant absent puisque c'est celui où se tient le spectateur et d'où il regarde. Dans le mur du fond on voit deux ouvertures rectangulaires. Pourquoi 'ouvertures'? parce que ces deux rectangles découpés dans le mur du fond montre un espace d'une autre nature que celui de la chambre. Un 'paysage'. Cet espace-là ne se découpe pas, même si nous n'en voyons pas la continuité —entre les deux ouvertures, il y a mur, piliers— nous la supposons, nous nous la racontons. Nous savons qu'il n'y a pas de rupture dans son extension. Ce paysage continue aussi vers le 'fond' du tableau, vers l'arrière-plan, sans être arrêté par un mur, sans se heurter à une paroi. Il environne, il enveloppe l'espace de la chambre: c'est un lieu.
Comme tel il s'oppose à l'espace architectural du premier plan. Nous voici devant nos deux mêmes logiques spatiales. Mais attention du nouveau se produit: dans ce lieu qu'est le paysage se profilent, au loin, une ville entourée de murs, des palais, des maisons, des monuments, en bref, de l'espace architecturé, de l'emboîtement. Dans le retrait du lieu, ces constructions réaffirment ce que le lieu a pour vocation de contester. Un troisième espace apparaît, né de la dialectique de l'espace et du lieu: c'est le site, qui se nourrit des deux spatialités qu'il nie.
Le site est donc en rapport avec le lieu, ce lieu fait de mémoire dont nous entretiennent les chorographes, mais aussi avec l'espace, partageable et mesurable de la physique.
Situé, positionné, il occupe un morceau de territoire; mémorable, il échappe aux mesures calculées et terrestres. Il réussit donc à combler, par son caractère contradictoire, le hiatus qui existe entre espace et lieu. En bref, c'est une invention de compromis, une sorte de réponse apaisante aux tourments spaciaux. Un hybride....
Ses traits appartiennent autant aux propriétés de l'espace qu'à celles du lieu. De l'espace, il garde le positionnement, la situation, l'établissement ponctuel et repérable sur une carte du territoire. Aspect qui en fait un élément déplaçable, aisément modifiable, labile en quelque sorte. Aspect par lequel il engage le présent, l'actuel, sans restriction. On construit un site et on s'établit sur un site. Cette version du site est volontiers volontariste, architecturale, dessinée, décidée.
Du lieu, en revanche, le site garde le trait principal qui est de mémorisation, d'enveloppement, d'environnement, qu'il s'agisse du milieu physique ou de milieu contextuel, comportemental et transmissible par les usages, ou bien l'archivage. Ce site-là contient le temps, sous forme de mémoires accumulées, et il est contenu dans et par la temporalité, dont il donne une image expressive.
C'est ainsi que se fait une distinction en faveur du site-lieu contre le site-espace. Distinction traditionnelle, la même qui sépare l'âme du corps, la profondeur de l'être de la superficialité de ses propriétés mondaines.
D'un côté, —celui du 'lieu'— le site est annexé par les philosophes du 'génie' du lieu, en tant qu'il symbolise culture, histoire, mémoire et offre à la vue de tous ce qui est le fond d'une identité nationale, régionale, ou même universelle (le site comme patrimoine, de l'humanité). Il est profond, dit le vrai de l'homme, de sa culture.
De l'autre côté —celui de l'espace— le site est détaché de ses supports concrets, de son poids de patrimoine; il peut être territorialisé comme aussi bien déterritorialisé. Il devient un support, doté de propriétés abstraites, pour des opérations d'archivage et de liaisons calculées, et il se définit par sa place. Il est de surface, superficiel, uniquement technique.

La bifurcation
Les technologies de la communication interviennent alors sous l'espèce de transports de données informatiques, données et processus pour lesquels les questions d'espace, de lieu, de positions, de temps et de mémoire se posent sous un nouveau jour.
Le site renaît dans un espace dit 'virtuel' dont nous ne savons pas s'il est espace ou lieu.


chapitre II
Le corps, le territoire, la carte
pp.88...
Le site reste dans le paysage connu, reconnu.
Parcours, marche à pas comptés, mesurés le long de lignes imaginées, la trace rêve la Terre. Le promeneur la dessine et la carte est bien le territoire, quoi qu'on en ait. Les paysages appartiennent aux cartes, mais aussi aux tableaux, à la photographie, et au monde des pierres et des plantes, au sable des sentiers, qui ravinés par la pluie, ressemblent à la plage quand la marée s'est retirée... Ainsi rêvons-nous de la Terre et des éléments. Rêves, songes et pensées rendent la réalité plus réelle.
Cette réalité là va-t-elle s'effacer devant l'espace du virtuel, nos corps seront-ils désertés? Que devient le corps dans cet univers virtuel?
Que font l'ordinateur et ses images virtuelles au corps réel qui produit réellement de l'art véritable, demande-t-on?

La question du corps
Les tenants d'un art 'à la main', attachés aux principes de l'unicité, l'originalité, la présence en face-à-face, le geste créateur, l'émotion, réclament du corps. La machine contre l'homme. L'Homme tout entier dans l'intuition, l'émotion et la création, la machine dans la répétition, l'automatisme, la bêtise, l'obéissance. Querelle homme-machine que le virtuel vient rafraîchir.
Trois positions sur question du corps dans l'art :
1 la valorisation radicale du rapport démiurgique de l'artiste à son oeuvre
2 la valorisation radicale de l'oeuvre par rapport à tout autre travail artistique considéré comme artisanal, c'est-à-dire en série.
3 la valorisation du corps, qui serait l'unique voie par où s'accomplit le geste créateur.
Oublier le corps est une injure faite à l'art et, au-delà, à l'humanité toute entière.
AC parle du dispositif: l'art au corps

Qu'entendre par 'corps'
Nous avons hérité en occident, la conception d'un corps matériel, mortel, uni à une âme immatérielle, immortelle... et nous gardons en tête la supériorité de l'âme, du 'mental', comme on dit aujourd'hui.
Réclamer du corps pour les tenants de l'art avec un grand A, paraît contradictoire, sauf à considérer que cette acception du 'corps' serait non pas opposé à l'âme ou l'esprit, mais au désincarné. Corps ici retient l'aspect réaliste. Le corps patrimoine de l'humanité ne va pas se laisser bluffer par des corps virtuels. De plus, lorsqu'il est parlé de corps dans le contexte de l'art contemporain, au réalisme de l'humain, vient s'ajouter une greffe spiritualiste: c'est le corps qui, doté d'une main artiste, récupère les qualités, talent, génie, invention qui sont l'apanage du créateur. Disant 'corps', alors on dit individu, sujet libre, qui existe réellement. Réclamer du corps dans l'art contemporain, c'est dire simplement que l'art technologique n'a pas d'âme, qu'il n'a plus de sujet ni d'individualité... Il ne s'agit pas du tout de corps!
Ainsi aucun argument concernant le corps entendu comme corps physique, sur la présence effective du corps dans l'art technologique, au niveau de la création (orlan, stelarc), voire de sa réception (retour d'effort, haptique, kinesthésique, voire une notion étroite de l'interactivité) n'est valable. Seule est possible la démonstration que pensée, calcul, méthode, algèbre de l'abstraction et processus de computation sont l'humanité même, compris sous tous ses aspects, et que c'est cela, cet ensemble qui constitue un sujet. L'originalité, l'intuition, le geste créateur se trouvent dans le travail du programmateur, du concepteur d'une oeuvre virtuelle, tout autant que dans celui, prétendument 'gestuel' d'un artiste de la Renaissance, d'un peintre figuratif ou abstrait ou encore d'un installateur contemporain. [à creuser, il n'y a pas cette coupure de médium, l'installateur est un programmeur, le taggeur tagge dans un espace ou un lieu?]