Nelson Goodman (1906-1998). Jacques Morizot, O3.1999..

      Disparu le 24 novembre 1998 à l'âge de 92 ans, Nelson Goodman a été l'une des figures les plus significatives dans la rénovation de la philosophie de l'art aux Etats-Unis, et en même temps l'une des plus discutées et des plus paradoxales. Sa contribution s'inscrit dans un mouvement général de la pensée anglo-saxonne qui, après la phase agnostique des années 50 dominée par les héritiers de Wittgenstein dont la préoccupation première portait sur les conséquences du choc de l'avant-garde, entend renouer avec un questionnement plus radical et redonner à la notion de définition sa portée positive. Sa brillante carrière universitaire, à Brandéis et Harvard, ne l'a pourtant pas empêché de rester une personnalité en marge des courants dominants, autant en raison de l'intransigeance de ses engagements théoriques que de sa curiosité inlassable en faveur des possibilités expressives de tous les arts. Cela l'a conduit à regarder l'activité artistique moins comme un domaine circonscrit d'objets valorisés que comme un champ d'exemplification de méthodes capables de renouveler les manières routinières d'envisager la formation de concepts et en définitive de voir la réalité.

      Rien ne semblait de prime abord prédisposer le philosophe à semblable évolution. Sa formation et ses premiers travaux académiques donnent une impression plus austère, ce qui ne surprend pas de la part d'un logicien initialement baigné dans une ambiance positiviste. La grande affaire de sa jeunesse est de combattre les ontologies encombrées c'est-à-dire de mener de concert avec Quine le vaste programme nominaliste de réduction des entités extralogiques. Pour cela il va se doter d'un outil radicalement déflationniste, puissant mais peu familier: le calcul des individus (développé avec H. Leonard) dans lequel les seules entités admissibles sont des éléments concrets instantiant les variables de type le plus bas dans le système considéré. Aucune entité abstraite n'est reconnue en tant que telle et toute autre entité non individuelle est le résultat d'une construction. La relation de base entre individus est le chevauchement dont le rôle est comparable à celui de l'appartenance en théorie des ensembles.

      Dans sa thèse, A Study of Qualities (1941), Goodman applique sa méthodologie à un projet d'orientation phénoméniste: reconstruire le système des apparences sensibles à partir des seules ressources fournies par les données de base ou qualia (par exemple des impressions sonores ou de couleur, des indications de temps ou de lieu) et d'opérations logiques strictement délimitées. L'aboutissement en est exposé dans son premier livre, The Structure of Appearance (1951). Il intègre un débat critique avec l'Aufbau de Carnap (1928) qui proposait une première version du même programme et vaut par ailleurs comme plaidoyer en faveur de la fécondité de la logique symbolique pour le traitement des problèmes philosophiques.
      A l'occasion de ses recherches portant sur l'architecture du monde sensible, ce que découvre Goodman, c'est qu'une approche aussi restrictionniste d'orientation que la sienne n'est pas incompatible avec la reconnaissance de la diversité inépuisable du réel.
      Il y a autant de vérités sur le réel qu'il y a de manières correctes de le décrire, de l'articuler et d'abord de le regarder. Deux tendances en apparence antinomiques se conjuguent en fait: d'une part, afin d'assurer une base ontologique minimale, la nécessité de s'en tenir à des procédures extensionnelles strictes et à une conception inscriptionnaliste du langage ; d'autre part, pour ne rien perdre du contenu de la réalité, l'obligation de dépasser le cadre trop étroit d'une correspondance terme à terme entre le représentant et le représenté au profit d'une adéquation d'ensemble. A la croisée des deux, le principe de l'isomorphisme extensionnel garantit l'interprojectibilité de deux structures en préservant l'équivalence référentielle du tout mais non l'extension individuelle de chaque constituant (par exemple, on peut aborder de plusieurs manières non identiques quoique équivalentes la structure d'un même plan, à partir de la position de points, de l'intersection de lignes, de l'emboîtement de volumes, etc.).
      Il ne fait aucun doute que ce genre de considérations a orienté l'attention de Goodman vers l'analyse des systèmes symboliques en général et vers les propriétés sémiotiques qui sont celles de ces systèmes dans les sciences, les pratiques ou les arts. De ce point de vue,
      le propre des arts ne consiste pas à faire usage de systèmes sui generis ni à les traiter sur un mode spécifique, mais à sensibiliser chaque variable sémiotique ou référentielle des éléments concernés. L'identité de l'oeuvre est donc relative à l'espace des relations où s'effectue la médiation avec elle. Position médiane entre objectivisme, puisque les règles sont communes et le processus d'interprétation contrôlable, et subjectivisme, dans la mesure où la liberté du créateur et de l'interprète ne sont pas menacées.



Langages de l'art, 1968

      C'est dans les Conférences John Locke d'Oxford (1962) que Goodman prend la pleine mesure des implications méthodologiques qui en découlent pour la compréhension des arts. En 1968, Langages de l'art en présente la synthèse et ouvre un vaste chantier de recherches dont l'approfondissement ne cesse de recouper et/ou de déplacer les thématiques familières de la théorie de l'art.

    L'analyse se construit à trois niveaux:

      1. le niveau symbolique spécifie les relations entre le système (ou une partie du système) et son domaine d'interprétation; sa description s'effectue à l'aide des opérations référentielles ordinaires. Goodman adopte comme relation de base la dénotation (relation d'un mot à ses référents) mais celle-ci est immédiatement retravaillée dans deux directions:
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      la dénotation subsume la description verbale et la dépiction picturale (une page de Chateaubriand et une aquarelle de Turner peuvent renvoyer toutes deux à un coucher de soleil) et elle sert de base à une notion dite de concordance qui généralise la relation entre une marque et un élément qui lui correspond, ce dernier pouvant être de nature quelconque. En effet, si plusieurs symboles hétérogènes peuvent dénoter la même chose, à l'inverse un même symbole est capable de dénoter plusieurs choses différentes en fonction des conventions adoptées dans le cadre de contextes différents.
      -la dénotation n'épuise cependant pas le fonctionnement référentiel; s'y ajoutent d'autres relations courantes dont sa converse ou
      exemplification qui fait retour du dénoté vers le symbole dénotant (une feuille de papier exemplifie la blancheur si sa couleur est telle que le prédicat "blanc" la dénote), l'expression qui fait intervenir une dimension métaphorique (transfert d'une propriété d'un domaine à un autre, par exemple lorsqu'on parle d'un silence pesant ou d'une couleur profonde), la citation, la variation, etc.

      2. Le niveau sémiotique concerne les propriétés constitutives du type de symboles utilisés (linguistique, graphique, etc) et de leurs interrelations au sein du système. A partir d'une théorie de la notation qui stipule les réquisits syntaxiques et sémantiques s'appliquant à des ensembles de marques élémentaires, il est facile de déterminer une classification des variétés de base: la partition (différenciée syntaxiquement et sémantiquement), le script (différencié syntaxiquement mais non sémantiquement) et l'esquisse (qui n'est différenciée ni syntaxiquement ni sémantiquement) [le dernier cas envisageable, une non structuration syntaxique associée à une structuration sémantique, n'a pas d'intérêt pour l'organisation de marques physiques mais trouve des applications notamment dans l'univers des langages documentaires].
      L'idée fondamentale est que ce ne sont pas des traits phénoménologiques qui font la différence: ainsi, dans le registre des images, une peinture a statut d'esquisse, un diagramme discret de script et une image de synthèse de partition, alors même qu'on ne peut les distinguer visuellement l'une de l'autre. De même, le sens d'un motif (lettre ou chiffre) inclus dans un collage dépend avant tout des modalités de son intégration et en particulier de l'existence d'un contexte de densité.

      3. Il est de plus indispensable de tenir compte de caractéristiques propres aux divers arts, tant au niveau de leur pratique effective que des formes d'appréhension esthétique dont leurs produits font l'objet. Aux yeux de Goodman,
      ce qui qualifie quelque chose comme oeuvre ne résulte pas d'une intention initiale (cela n'oblige pas pour autant à nier l'existence d'un projet réfléchi) mais de la conjonction d'exigences qui se traduisent pour le spectateur par une attention au symbole lui-même, à sa configuration et à sa texture, au moins autant qu'à son extension, et par une sensibilité à la multiplicité des parcours symboliques qui se déploient à partir de lui. Il est rare en effet qu'un symbole renvoie de manière transparente et constante à une réalité car il commande des chaînes référentielles qui mobilisent plusieurs strates dénotationnelles et s'organisent en relais successifs. La complexité qui en résulte n'est pas celle d'une énigme intrinsèque ou d'un contenu dérobé, c'est celle d'un réseau compliqué qui prolifère et se ramifie.

      C'est en fonction de cet horizon qu'il convient d'aborder la question des symptômes esthétiques: rien n'étant par nature une oeuvre d'art mais tout étant susceptible d'en constituer le support, dans des conditions adéquates, la stratégie la plus efficace consiste à
      affiner sans relâche nos capacités de diagnostic et de discrimination. Chercher une définition absolue de l'art est donc vain, mais les critères sémiotiques présentent l'avantage non négligeable de fournir une base moins arbitraire que les penchants intuitifs et plus souple que les principes a priori. Le rôle de la subjectivité n'est pas évacué pour autant; il refait surface au sein de la démarche procédurale, à travers l'importance qu'on décide de reconnaître à tel facteur ou dans la manière de sélectionner tels aspects pertinents dans un symbole.

      En raison de sa volonté de renouer avec la factualité des oeuvres, l'approche goodmanienne est indifférente à la médiation du discours critique (situation peu fréquente chez les Anglo-saxons) et par ailleurs neutre vis-à-vis des formes inattendues de leurs manifestations. Aussi, pour des raisons diamétralement opposées à celles de Malraux ou Panofsky, elle peut envisager de rapprocher des oeuvres n'appartenant ni au même medium, ni au même environnement culturel, disons une fresque romane et une installation ou la structure d'une mélodie et celle d'un édifice. En revanche, il ne faut pas se méprendre sur ce qu'on est en droit d'attendre de semblable démarche: Goodman opère avant tout un travail philosophique de clarification de l'outillage conceptuel, en explicitant la contribution de chaque opération et ses articulations avec les autres. Il ne saurait proposer pour autant aucune explication individuelle des oeuvres, ce qui reste la tâche de l'historien ou d'autres spécialistes. Le choix de la logique comme langage de référence ne présuppose donc ni n'implique aucune décision de réduction scientiste puisqu'il n'affecte pas l'interprétation des oeuvres. Il serait d'ailleurs absurde d'attendre d'elle qu'elle supplée des informations d'ordre historique ou contextuel, ou qu'elle permette de décider au sujet de l'intérêt ou de la portée d'une production.



Problems and Projects, Manières de faire des mondes, Reconceptions

      Dans ses ouvrages plus récents qui sont des recueils d'articles (Problems and Projects, 1972, Manières de faire des mondes, 1978, Reconceptions, 1984), Goodman s'est montré de plus en plus sensible à la nécessité pragmatiste d'ajuster réciproquement le système des règles et les paramètres issus des situations effectives d'usage, en même temps qu'il repense l'ensemble de la théorie de la connaissance à partir de cette interaction permanente. C'est en ce sens que son évolution peut faire penser à celle de Wittgenstein, même s'il va nettement moins loin que lui dans la répudiation de toute stratégie générale. Reste que la question de la vérité et de l'objectivité perd sa situation centrale au profit de celle de compréhension. La seule chose dont nous soyons sûrs dans notre rapport au réel, c'est que nous ne cessons d'élaborer des versions de monde et que chacune d'elles ajoute une prise partielle sur lui. Comprendre la réalité n'est jamais accéder à un sol absolu, à un donné irréductible, c'est multiplier les angles d'approche et savoir profiter des aperçus qui en résultent, ceux de l'art à côté de ceux de la science ou de l'action. Car une oeuvre est une partie du monde qui le transforme, non un simple miroir qui le reflète.
      Ainsi s'éclaire un souci pédagogique récurrent chez Goodman, qui lui permet de concilier une théorisation exigeante et des perspectives concrètes d'application. En plus des programmes traditionnels d'éducation artistique (dont le Projet Zero développé à Harvard) il a pris la forme inattendue de présentations multimédia qui jouent des contrastes et des correspondances entre systèmes sémiotiques différents, en particulier les arts visuels, la danse et la musique. Mentionnons Hockey Seen (1972) conçu à partir de dessins de K. Sturgis, Rabbit, Run (1973) adapté de textes de J. Updike, et surtout Variations (1985) qui se présente comme un exercice de thème-et-variations appliqué aux variations de Picasso sur Les Ménines de Vélasquez.

      La boucle se referme: des investigations nées de la logique formelle ont contribué à réinscrire les modalités fonctionnelles de l'art dans l'univers multiforme des systèmes symboliques; en retour la capacité des oeuvres à faire un usage créateur des opérations symboliques permet de situer la pratique de l'analyse dans une perspective plus large et plus ouverte, celle de la relation de l'esprit avec son environnement naturel et humain. Alors que beaucoup d'artistes se sont faits les théoriciens de leur oeuvre, Goodman représente un cas moins répandu et presque improbable de philosophe qui s'est fait l'artiste de sa propre recherche.

© Jacques Morizot, 1999