Claude CLOSKY |
UN, DOS, TRES |
Entretien avec Bénédicte CHENU et Frédéric FOURNIER
CRASH, hors série Art 2000, novembre 2000, pp. 26-27.

Depuis presque une décennie, Claude CLOSKY décrypte notre environnement quotidien: de la déconstruction du langage médiatique, publicitaire et des modèles de vie qu’ils nous proposent à la mise en forme de nos angoisses, nos obsessions, ce marathon-man des expositions construit avec la plus grande liberté une oeuvre atypique et multiforme.


CRASH: Quels ont été les principaux événements artistiques auxquels tu as participé ces derniers temps? Quelles sont les nouvelles pièces que tu y as présentées ?

Claude CLOSKY:
Je travaille depuis un an environ sur des DIAPORAMAS. J'en ai montré deux au musée d'Art moderne de Ljubljana (Slovénie), j'en montre un à ART UNLIMITED à Bâle. Je présente aussi une nouvelle pièce pour l'exposition PRESUME INNOCENT au CAPC à Bordeaux. Une grande peinture au sol faite de cases de 50 cm de côté, chacune marquée au centre d'un signe "plus" ou d'un signe "moins", ou de 2 plus ou 2 moins. Ce quadrillage recouvrira toute l'entrée du musée de façon que les visiteurs ne puissent l'esquiver. Ils auront alors le choix entre le traverser en ignorant les inscriptions ou en "jouant" avec. Enfin, la galerie Jennifer FLAY montrera cet été une série de photographies de l'éclipse de l'année dernière, Le 11 août, 1999-2000 .


CRASH: Quelle forme d’ouverture nouvelle trouves-tu à travers le principe du DIAPORAMA?

Claude CLOSKY: Je travaille les DIAPORAMAS comme mes VIDEOPROJECTIONS, en ramenant à l’essentiel les variations entre chaque vue. Le DIAPORAMA est à l’image animée ce que le dessin est à la peinture. La DIAPOSITIVE, c’est la pellicule impressionnée sortie directement de l’appareil photo, sans recadrage ni retouche. Elle donne une apparence "vraie" à l’image et rend l’objet qu’elle reproduit plus accessible. Pourtant, on comprend au premier coup d’oeil que les photographies que je projette sont issues de manipulations informatiques. Ce décalage nous renvoie à l’image que nous nous faisons du monde, qui s’appuie plus souvent sur sa représentation photographique dans la presse, la publicité, le cinéma, etc. que sur notre expérience vécue.


CRASH: Tu as un champ d’activité très large, parfois très éloigné de la galerie... Considères-tu que l’enjeu de ton travail se situe davantage dans l’infiltration que dans la confrontation ?

Claude CLOSKY: Ni l'une ni l'autre. L’enjeu de mon travail est dans le rapport à notre environnement, à notre quotidien en tant qu'acteur ou auteur de ce quotidien. Le contexte créé par les galeries n'est qu'une partie de cet environnement.


CRASH: Mais le fait de présenter dans un supermarché une série de vidéos où figurent des produits de consommation courante que l’on peut acheter dans ce même supermarché (Bleu, vert, rose, blanc, etc., 2000), ou de présenter dans une station de métro parisien un panneau lumineux sur lequel défile un dialogue sans début ni fin (Bla-bla, 1998), implique une démarche et une prise de position, en tant qu’artiste, autre que de présenter une pièce dans un espace plus classique ou d’éditer un catalogue ou de faire un livre?

Claude CLOSKY: Pour moi, une œuvre dans l’espace public doit être visible tout en intégrant son environnement. Elle doit provoquer une lecture différente ou une lecture tout court de l’endroit où elle est placée. C’est ce qu’a réussi Annette MESSAGER avec son édition de nappes en papier pour le restaurant Le Petit Saint-Benoît (Parcours Saint-Germain, 2000), mais c’est ce que ratent les peintres qui exposent des toiles dans des pizzerias.


CRASH: Tu nous disais, l’autre jour, que sur la scène artistique actuelle trop d’artistes se contentent d’être encore dans le ready made, dans le sens où ils ne sont que dans le constat, ou ils se contentent de porter le regard sur. Dans quelle mesure, avec des pièces comme 100 photos qui ne sont pas des photos de salle de bain et 100 photos qui ne sont pas des photos de cuisines (1995), Auchan (1992) ou La Baule (25 juillet - 10 août) (1995), y échappes tu?

Claude CLOSKY: Le ready made, utilisé pour remettre en question le préjugé qui veut qu'un artiste soit nécessairement un créateur de nouvelles images ou de nouvelles formes m'intéresse, même si je ne le trouve pas très excitant. C'est entre autres ce dont j'ai voulu parler avec 100 photos qui ne sont pas des photos de salle de bain et 100 photos qui ne sont pas des photos de cuisines. Pour cette série, je me suis contenté de photographier en les recadrant des publicités de salles d'eau et de cuisine dans des magazines. Je présente ces 200 tirages 30 x 20 et 20 x 30 cm (approximativement le format magazine dont elles sont issues) en une très longue ligne de 45 mètres. Le titre de cette pièce et la façon dont elle est accrochée montre mon refus de justifier la production d'une œuvre par son contenu rétinien, ou par la somme de travail qu'elle représente. Pour ça, il fallait qu'elle soit trop grande pour être suffisamment grande. D'autre part, cette série d'images montre l'écart existant entre notre environnement le plus familier et sa représentation dans les médias. Ce n'est pas pour rien que l'on appelle "créatifs" les réalisateurs de pub... Auchan ou La Baule (…)" sont aussi des pièces pour lesquelles les sujets photographiés ne sont pas l'objet de mon travail, mais le point de départ pour questionner la façon dont on perçoit le monde autour de nous.


CRASH: Dans quelle mesure te sens-tu influencé par le POP ART dans le rapport que tu entretiens avec l’image et la société de consommation?

Claude CLOSKY: Le POP ART célébrait la culture populaire. Aujourd'hui, les artistes manipulent plus qu'ils ne reproduisent les images issues de cette culture. Ils prennent de la distance avec leur contenu et critiquent leur mode de production. Lorsque je montre les systèmes de classification et la prolifération des objets ou des messages auxquels je suis confronté dans la vie de tous les jours, je parle de notre relation à ces objets autant que des objets eux-mêmes.


CRASH: Le texte est fondamental dans ton travail. Te sens-tu proche d’artistes comme Lawrence WEINER... ou plus largement dans la littérature des gens comme Georges PEREC?

Claude CLOSKY: C'est la façon dont on donne du sens à ce qui nous entoure qui m'intéresse. Et c'est à travers l'utilisation du texte que ce questionnement me semble le plus direct. Est-ce que l'on construit une phrase selon le sens que l'on veut lui attribuer ou pour satisfaire un protocole formel? Quelle que soit l'actualité de la journée, le JT durera 30 minutes!


CRASH: Les outils plastiques sont très variés dans ton travail, allant du dessin très minimal au dessin plus travaillé, en passant par la photo, la vidéo, le collage, l’édition, les sites internet et à présent comme tu le disais tout à l’heure le DIAPORAMA, quelle dimension, quelle importance accordes-tu à la mise en forme de tes œuvres ?

Claude CLOSKY: Les médiums que j’utilise font partie intégrante de ce que je montre. Ils ne sont jamais neutres. Ce ne sont pas de simples véhicules. C’est pourquoi j’utilise chaque médium spécifiquement, avec le moins d’effet possible. Pas de grands formats pour le dessin ou la photo, pas de trompe-l’œil dans mes collages, pas d’effets spéciaux dans mes vidéos ou mes diaporamas, pas d’interface hypergraphique pour mon travail sur le web, etc.


CRASH: Tu t’inscris dans un processus de décryptage du réel, des signes des codes aussi bien textuels que visuels qui nous entourent. Par rapport à cela, comment situes-tu des pièces comme la série des soucoupes volantes ou la série des objets en lévitation dans la cuisine qui font référence à des phénomènes non plus concrets, mais plus illusoires, surnaturels?

Claude CLOSKY: Je ne photographie pas des soucoupes volantes, je fais des photographies de soucoupes volantes. Si nous ne sommes jamais témoins de phénomènes surnaturels, leurs représentations nous sont familières. Peu de gens ont vu des ovnis, mais tout le monde sait à quoi ils ressemblent! Le rapport contenu/médium est renversé, le médium ne sert pas l’inscription d’un contenu : on ne photographie pas de soucoupes volantes parce que l’on en voit, on voit des soucoupes volantes parce que l’on a des photographies.


CRASH: Comment définirais-tu ton rapport au temps dans ta vie quotidienne et dans l’élaboration de tes œuvres?

Claude CLOSKY: Certaines de mes pièces ont pour sujet le temps passé à les réaliser. Je l’isole en m’astreignant à des travaux laborieux reposant sur des décisions sans intérêts, comme de compter tous les petits carreaux d’un cahier d’écolier (195 167 petits carreaux, 1991), ou de recopier le bottin téléphonique sur des pages répertoires de Filofax (8 633 personnes que je ne connais pas à Dôle, 1993). J’ai voulu renvoyer dos-à-dos le travail et le produit de ce travail.


CRASH: Toujours dans ton rapport au temps, il y a dans des oeuvres comme les frises, les papiers peints, qui portent en elles une sorte de peur du vide, comme si il fallait remplir l’espace. En revanche les dessins apparaissent plus comme des temps de pauses et des pointes d’humour qui ponctuent ton travail.

Claude CLOSKY: Avec les frises, les PAPIERS PEINTS, mais aussi certaines de mes PUBLICATIONS comme Marabout, Profils de célibataire, Août 1999 ou 27 x 20, je produis ouvertement de l’image et de la narration mécaniquement, au kilomètre. Il y a effectivement peut-être de ma part, derrière cette démystification du travail, le besoin de préparer le terrain au cas où je me sentirais manquer d’inspiration. Les DESSINS, à l’inverse, sont tous indépendants les uns des autres. On peut probablement dire qu’ils sont dans le même esprit, mais ils ne participent pas à une construction qui appellerait une suite.


CRASH: Il y a un humour très détaché chez toi qui apparaît naturellement à travers le fait que tes oeuvres se construisent sur une forme de mise à plat des choses, en décontextualisant le discours et les images de notre quotidien.

Claude CLOSKY: Lorsque j’assemble différents objets, images, phrases, etc, ce n’est pas pour créer un nouveau sens, issu d’une nouvelle combinaison, c’est pour tenter de me réapproprier ces objets pour ce qu’ils sont. Je les juxtapose pour qu’ils se révèlent les uns les autres. Par exemple, lorsque je cite une suite d’injonctions extraites de la presse (Mangez du poisson. Ouvrez les portes ! Goûtez la douceur. Séchez vos larmes. Dormez tranquille. Draguez référencé. Evitez les crises. Jouez les gourdes. Lâchez les chiens ! Flambez au casino. Etonnez votre été ! - in Osez, 1995 / Settle for more. Never look back. Live with peace. Send a postcard. Go your own way. Focus on beauty. Drink your milk. Break the rules. Be good company. Beat the clock. Dress for less. Pass the vibes. Lick your lips. - in A 1000 things to do, 1996), je ne suggère pas un nouveau code de comportement à adopter, je souligne celui qui nous est suggéré par les médias.


CRASH: Le livre, Les 1000 premiers nombres classés par ordre alphabétique (1989) / The first thousand numbers classified in alphabetical order (1992), la Pièce 8633 personnes que je ne connais pas à Dôle (1993), par exemple , se construisent sur le principe de l’inventaire, une volonté insatiable de recenser, d’épuiser tous les possibles, comme si il y avait, chez toi, une inquiétude de ne jamais pouvoir combler les choses, que le réel t’échappe et te surprenne.

Claude CLOSKY: Ces deux pièces ironisent sur notre manie de tout vouloir faire rentrer dans des cases. En appliquant le système de classification alphabétique aux nombres (Les 1 000 premiers nombres classés par ordre alphabétique / The first thousand numbers classified in alphabetical order), je présente deux systèmes dont l’usage semble universel sous un angle qui les transforme en conventions arbitraires portant sur des champs finalement très étroits. 8 633 personnes que je ne connais pas à Dôle est une œuvre pour laquelle j’ai recensé et classé uniquement des informations dont je n’avais aucun besoin, pour me moquer d’un autre système, celui-là plus artistique, qui encourage un artiste à produire un travail en prise avec le contexte où il expose.


CRASH: Quel lien entretiens-tu avec la démarche scientifique, rationnelle, logique?

Claude CLOSKY: Je crois, la même que la plupart d’entre nous. Elle m’aide à comprendre les avantages des offres de France Telecom, ou à classer mes cassettes vidéos lorsque je n’ai rien de mieux à faire.


CRASH: Tous ces slogans publicitaires qui fonctionnent sur le principe de désir, de tentations, d’appétit, de convoitises, de rêves, nous sont présentés sous forme d’injonctions, auxquels il nous est indispensable d’obéir, comme des obligations de vie. Il nous semble que ton regard distancié sur la publicité et les méthodes qu’elle utilise (même si tu ne poses directement aucun regard critique) fait tout de même ressortir le rapport ambigu que nous avons tous avec le plaisir, la servitude, le désir et la répulsion, tous les contenants du bonheur, qu’en penses-tu?

Claude CLOSKY: J’interroge les modèles incarnant le bien-être, la beauté, le "bien" en général, et leurs représentations dans le quotidien. J’étire à l’infini des photographies panoramiques de paysage où la nature préservée semble extraordinaire (Grand Nord et monospaces, 1997-98), je prolonge le filet d’eau fraîche qui jaillit des publicités pour crèmes hydratantes afin qu’il ne cesse jamais de couler(sans titre (cosmétiques), 1997), je projette les images virtuelles de jeux vidéos à l’échelle humaine (Ski à Val d’Isère, 1997), je retranscris quatre-vingts pages de bonheur à venir lus dans les étoiles (Prédictions, 1996), j’immortalise Fabien BARTHEZ rattrapant tous les tirs au but lors de la coupe du monde de football (sans titre (Barthez), 1999), je photographie le 11 août 99 l’éclipse totale du soleil m’apparaissant simultanément à Paris, New York, Taïpeï, Saint-Nazaire et dans un champ de blé en Ukraine (Le 11 août, 1999-2000), etc.


CRASH: Si tu devais être isolé sur une île déserte, quels seraient les trois objets que tu emporterais ?

Claude CLOSKY:Je n’emmènerai que ma crème solaire.