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L'art conceptuel travaille précisément au passage des critèresplastiques vers des modèles linguistiques, à faire du spectateur un lecteur. Ainsi Dan Graham propose en 1966 Schema, la "recette" d'un poème sous forme de simple liste d'instructions, algorithme paramétré sur les caractéristiques mêmes des revues susceptibles de le publier, établissant ainsi un lien auto-référentiel entre texte et contexte formel. Il renouvelle l'expérience d'une oeuvre adoptant la forme d'un authentique article de presse avec Homes for America (1966) une série de photographies de modèles de maisons préfabriquées qui démontre leur esthétique minimale, combinatoire et sérielle. Cet inventaire photographique sera le point de départ de ses recherches sur l'hétéronomie du médium artistique et sur l'inclusion du spectateur dans les effets de miroir et de feedback vidéo de ses environnements, performances et projets architecturaux.



Pink Kitchen Trays in Discount, Bayonne, N.J.; Low Income Public Housing, Bronx, New York, N.Y., 1966; 1967 c-prints 26,3 cmx35,4cm

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Edward Ruscha avait lui aussi opté pour l'imprimé le plus ordinaire et pour la forme la moins expressive, la moins signée, de la photographie, rejetant toute idée de tirage original et jusqu'au modèle classique du reportage documentaire. Various Small Fires and Milk (1964) un petit fascicule de 48 pages, précieux par son extrême simplicité, n'est, selon son auteur, "qu'un recueil de faits, une espèce de collection de ready-made (23)". Ses livres Twenty-six Gasoline Stations (1963) Some Los Angeles Apartments (1965) Every Building on the Sunset Strip (1966) se présentent aussi comme des inventaires laconiques, de purs relevés d'échantillons volontairement incomplets. Hans Haacke propose lui en 1971, une série de 146 photos accompagnées de feuillets dactylographiés et des plans de Harlem et du Lower East Side: tous les bâtiments, logements pauvres étrangement semblables, tous propriété de la famille Shapolsky dont il dénonce le monopole. Ce travail sera refusé par le musée Guggenheim comme "inapproprié", "corps étranger dans un musée d'art". Cette manière, qui semble devoir beaucoup à Walker Evans, pourrait être celle du grand livre de Friedlander, American Monument (1976) répertoriant plus de 200 monuments. Mais il confirme l'attitude constante du photographe: afficher le dérisoire du regard libre et individuel, refuser de mettre de l'ordre dans le chaos visuel.
"Le monde est plein d'objets, plus ou moins intéressants ; je ne souhaite pas en ajouter. Je préfère simplement énoncer l'existence des choses en terme d'heure et/ou de lieu. (24)" Le projet global de Douglas Huebler s'appuie lui encore sur une collecte et une quantification photographiques réglées par une proposition énoncée, un statement.
Duration Pieces et Location Pieces, (1968 et après), opèrent sur l'espace et le temps: le survol des États Unis fournit 13 photos attachées à chacun des états traversés ; une marche dans Amsterdam, fait en 12 photographies le constat de la limite jamais atteinte désignée en divisant par deux la durée des segments successifs du trajet ; à réaliser par l'acquéreur de la pièce, une suite de 24 photographies de ciels prises autour de la terre en application d'un protocole temporel rigoureux.

(23)Edward Ruscha, entretien avec John Coplans, Artforum, février 1965. (24)Cité par Ursula Meyer, Conceptual Art, New York, Dutton, 1972, p. 137.

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i le mouvement pop-art peut reconnaître Walker Evans comme l'un de ses grands initiateurs, on considérera rétrospectivement que Bernhard et Hilla Becher en font partie - tout en ressortissant à l'art conceptuel - lorsque, dès la fin des années cinquante, ils entreprennent le vaste projet de recensement des constructions architecturales et techniques qu'ils nommeront, en 1970, Anonyme Skulpturen. Leur manière de faire la statistique des variantes, de dresser une typologie des maisons à colombages, des hauts fourneaux, des chevalements, des châteaux d'eau, par des clichés d'une incroyable stabilité de principe et d'exécution, met en jeu, comme chez Blossfeldt ou Sander, l'espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. Cet effet de différence pousse la photographie vers une langue d'images. La collection serait alors, comme on a pu le dire de cette suite particulière qu'est le montage cinématographique, un texte hiéroglyphique. La tentation d'exhaustivité de ces images en nombre le révèle: la collecte photographique tend à l'extraction de modèles: les chevalements des Becher parlent d'une figure fondamentale de vecteurs de forces qui relient le sol aux entrailles terrestres; leurs châteaux d'eau désignent une solution universelle de puissance, de solidité et d'équilibre. La séquence induit un mouvement qui ne restitue pas seulement le geste nécessaire à sa constitution, mais qui a valeur d'inférence et de prédiction. La collection, comme principe d'ordre appliqué à la réalité, englobe la vie des artistes-collectionneurs, pour qui les photographies ne seront pas de simples jalons autobiographiques, mais le modèle logique de leur existence même, à poursuivre.

Illustration: Bernd und Hilla Becher, Fachwerkhaeuser, Buescherstrasse 9, Bueschergrund, 1972