2_ Le mouvement de la collecte (1/3)

La collection travaille pour mémoire, mais son espace opérationnel est le tempsréel. L'objet de collection se définit dans le temps de sa découverte, dans le mouvement de la collecte. La collection est un itinéraire, la collecte est un véhicule. Dans sa mission pour la Farm Security Administration (1935-1938), Walker Evans use d'un dispositif qui ne se limite pas à la chambre noire. C'est d'abord tout un ensemble d'instructions programmées. On lui a fourni une voiture, et le champ de son appareil ainsi "embarqué" va s'assimiler, dans le mouvement de translation, au cadre de la fenêtre latérale du véhicule. Position de constante frontalité, de pure reproduction des archétypes de l'espace américain: façades, groupes, enseignes, portraits, vitrines, et jusqu'à la devanture d'un photographe (225 photos d'identité assemblées en un rectangle homothétique à la plaque qui va les copier). Constamment renouvelée, la "découverte" - cette portion du paysage que l'on aperçoit par une ouverture du décor - s'inventorie automatiquement. Walker Evans en fera au demeurant l'expérience innovatrice, avec la série Through the Train Window (10) (1950) et avec les façades prises d'une voiture dans Chicago, A Camera Exploration (1947). Ce dernier port-folio donne lieu à un autre protocole de collecte automatique, utilisé aussi à Détroit: l'appareil, de format carré, est fixé en légère contre-plongée au bord du trottoir et les passants, les clientes d'un grand magasin, viennent littéralement s'y prendre, comme dans une nasse.

llustration : Walker Evans, "First and Last", (Detroit Street Portraits), 1946, Secker & Warburg, London.

(10) Cf. Walker Evans at Work, New York, Harper & Row, 1982, p. 202, 203.

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En 1955 Walker Evans prend des outils métalliques posés à plat et détourés sur un fond blanc. Intitulée Beauties of the Common Tool. Cette série lui suggère cette notation: "A longueur de temps l'homme va rester devant la vitrine du quincaillier à regarder les outils alignés ; l'eau lui en viendra à la bouche ; il entrera et tendra 2,65 dollars pour une clé à molette spéciale magnifiquement polie ; et probablement il ne s'en servira jamais à quoi que ce soit. (11)"
Vieillissant, il photographiera, avec cette technique d'arrachement instantané qu'est le Polaroïd, des fragments d'enseignes et annonces typographiques, signes, choses-images, objets-textes ambigus, sujets de prédilection de sa photographie depuis toujours. Lorsqu'en 1971 il exposera sa collection d'authentiques plaques signalétiques et publicitaires, dont beaucoup ont figuré dans ses photographies, Walker Evans affichera ce commentaire: "Assurément, chacun dans cette galerie peut éprouver ces objets exactement comme le photographe les a ressentis sur le terrain. La sensualité directe, instinctive, stupéfiante de l'oeil, voilà ce qui est en jeu ici comme là-bas, maintenant comme à ce moment là. […] Arracher ces objets à leur contexte, c'est en vérité précisément ce que fait de toute façon et à tout coup le photographe avec sa machine, l'appareil photographique (12)." A sa mort en 1975, on découvrira, photographiée par de John T. Hill, son exécuteur testamentaire, l'étrange installation qu'il a faite sur son lavabo de marbre: un monceau de notes et d'étiquettes, et, délicatement disposés, une quantité d'opercules d'aluminium, - ceux que l'on arrache des boîtes de bière -, débris d'emballages photographiés déjà dans ses échantillons de sols des années soixante. Au premier plan ce billet: "Please do not disturb the arrangement…".

(11) Walker Evans at Work, New York, Harper & Row, 1982, p. 208.
(12) Yale Art Gallery, décembre 1971, publié dans Walker Evans at Work, ibid., p. 228.

Illustration : Walker Evans, "Beauties of the Common Tool", Fortune, july 1955

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Une propension à la collecte, à l'inventaire, à la série amorcée mais inachevée, c'est déjà, dans les années quarante, le versant le plus pathétique de la photographie de Wols (13), marquée comme toute sa production par les thèmes autobiographiques de l'enfermement et du silence, de la pesanteur et de l'écrasement: jetés sur la table ou le sol, quelques clous, morceaux de sucre, petits légumes, tranches de viande, fragments de pierre ramassés on ne sait où, extraits d'une poche, clé, pièces, allumettes. Ainsi rapportées vers l'appareil photographique, crûment abandonnées à leur sort, ces pauvres choses prennent certes la suite des objets arrangés, modelés, de la tradition surréaliste, telles les "sculptures involontaires" ramassées par Dali, mais Wols en désigne simplement la présence, en deçà de tout effet symbolique ou métaphorique.
Les artistes du "copy-art" manifesteront une attitude semblable en usant de l’appareil de prise de vues particulier qu’est le photocopieur pour ce qu’il fait le mieux : transférer tel quel, dans le rapport le plus direct, le banal aspect des choses qui se plaquent sur la vitre de la machine. Machine à mettre à plat, à débiter les apparences, à trancher comme on coupe le jambon (Wols encore, et ses tranches de viande), à scander les images en série, le photocopieur est l’instrument de prédilection de toute une lignée d’artistes de l’inventaire et de la mise en mémoire. Pati Hill, parmi ces artistes qui, aux États-Unis, fondent l’usage artistique du copieur dès la fin des années soixante, associe une série de poèmes autobiographiques aux photocopies des objets quotidiens (épingles à cheveux, peigne, savon, petits jouets, etc.) qu’elle a accumulés dans un corbeille à linge. Elle s’attache, au début des années quatre-vingt, à une appréhension attentive et poétique du parc et du château de Versailles. Elle cueille du buis et des pissenlits, ramasse des bâtons d’esquimaux, des fers de chaussures, relève par estampage des fragments de murs, de sols et de statues. Photocopiés, assemblés en référence à des motifs de grilles et de portes, ces prélèvements doivent être réunis en un majestueux album et faire figure de musée, à la fois intime, baroque et dérisoire, un équivalent en mineur de Versailles.

(13) Laszlo Glozer, Wols Photograph, Munich, Schirmer/Mosel, 1978; Wols photographe, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980.