Raymond BELLOUR. "La matrice". L'entre-images 2. Mots, images, Paris, P.O.L., 1999


      Pourquoi Picture Story (1979). Parce que ces mots, d'emblée, dessinent un texte-programme, dont l'oeuvre reconnaît la charge et qu'elle réalise.

      Picture: image, tableau, peinture, film: tout ce qui s'encadre et se montre.

      Story: tout ce qui se raconte, vrai ou faux.

      Un petit curseur jaune citron vibratile avance et recule, se transforme, grandit, voyage dans l'espace, d'abord vide, de l'écran bleuté; un mot ("
      horizontal") s'inscrit dans un mini-écran, carré, qui s'agrandit encore et se change en rectangle: un rectangle étroit qui enserre le mot et coïncide alors avec son sens. Puis la forme-écran recule en s'amincissant tandis que le mot disparaît; et le reste ainsi produit se dépose, devenu simple trait, sur le fond bleu (perdant son jaune, le trait devient d'un blanc neutre). C'est alors qu'une main, d'un rouge brique et doublée de son ombre fantastique, semble passer sous le trait déposé par le curseur en maniant un crayon supposé dont le spectateur ne voit rien et le double d'un trait qui bave un peu mais reste cependant nettement inspiré par son modèle. Le trait manuel sitôt réalisé, le trait-machine se rétracte, repart, retrouvant sa forme première, et se livre au pouvoir d'un vocable nouveau qui s'y inscrit. Par la suite, et presque jusqu'à la fin de la bande, chaque mot nouveau naîtra plus directement du curseur se dégageant de la ligne à laquelle il s'est un moment fixé.

      Dès l'apparition de la main, une voix a énoncé quelques mots auxquels s'ajouteront, à chaque nouveau tracé, d'autres mots. Il se formera ainsi trois phrases discontinues dont le temps de lecture coïncide avec le temps de la bande (7 minutes). On ne peut ici que donner d'un seul tenant ce texte, en gardant en mémoire le fait qu'il se livre par segments -à l'exception d'une grande partie de la troisième phrase, lue au contraire en grande hâte- et ne prend vraiment son sens qu'à la fin, comme le fait l'ensemble de l'opération. (
      "Four letters in the alphabet possess a quality significantly different than the others. When upside down or backwards their character remains the same. The letters are H, I, O, X, or HI OX... furthermore O and X may be turned 90 degrees in any direction and still contain their original meaning.")

      On remarque d'emblée deux choses. Le trait manuel, de la même couleur que la main qui le trace, en paraît l'émanation. Il compose avec la main et la voix une sorte de corps virtuel (ceux qui la connaissent reconnaîtront la voix de Gary Hill, si prégnante, qui donne à ses bandes un tempo unique, directement en prise sur le processus dont elle est une des données). D'autre part, aussitôt le second trait déposé, un peu au-dessus du premier mais en plus allongé, on est frappé par le contraste qui s'établit entre sa forme (horizontale) et le sens du mot ("
      vertical") dont cette fois il naît, un mot qui de surcroît se trouve en situation d'inversion sémantique avec le premier. Ainsi d'emblée le corps ou le sujet (virtuel) de l'expérience se trouve rapporté à une suite de logiques qui s'empilent sans s'exclure. Une logique ouverte.


    Gary Hill.
    Picture Story, 1979
    7', NTSC, son, couleur
    Collection Centre Georges Pompidou, Paris (France)

    http://www.newmedia-arts.org
    Encyclopédie des nouveaux médias.

      Vingt et un mots s'inscriront ainsi dans le curseur-écran, permettant au dessin de s'accomplir, et au projet d'aller à son terme. Ces mots, les voici, puisque sous des dehors trop simples tout ici est programme (horizontal / vertical / height / width / scan / slew / triangle / envelope / summing /bias / cycle / hold / sequence / event / character / plot /develoment / form / content /concept / vision).

      À l'exception des deux premiers, qui sont des adjectifs, ces mots sont tous des noms communs. Mais aucun n'est un nom de choses -ces choses que Swift, chez les habitants de Lagado, avait imaginé faire porter par les parleurs pour éviter les jeux trompeurs entre le sens et le son. Il s'agit de mots désignant des caractères ou des données abstraites, des concepts si l'on veut (et le mot "
      concept" y figure, puisque tout ici s'autodésigne). Ils définissent la réalité en général. Mais dans leur ouverture aléatoire, on peut distinguer trois niveaux touchant directement le processus en cours. Le premier se rapporte aux opérations qui s'effectuent sous nos yeux. Par exemple "summing" dit bien l'empilement des logiques au travail. "Slew" (pivoter, virer) caractérise le mouvement que fait le curseur dans l'écran; mais le terme s'applique aussi à ce fait que les mots peuvent apparaître dans le curseur tant à l'envers qu'à l'endroit (on le voit dès l'opposition horizontal/vertical). Le second aspect de cette liste est de recenser de nombreux caractères attachés aux dispositifs de vision. Ainsi "picture": peinture, photo, cinéma, vidéo, etc., tout ce qui s'y réfléchit de la vision -le mot lui-même, "vision", clôt la liste-, par exemple l'image de ce corps elliptique dessinant et parlant. Les mots choisis cernent souvent des formes simples (les quatre premiers qualifient ainsi des coordonnées élémentaires de la perception); ils peuvent souligner un trait plus spécifique ("scan": le processus même de l'image-vidéo). Enfin une bonne part de ces mots, dans le dernier tiers de la liste, met en jeu l'idée de récit, d'événement, de personnage, bref de fiction (c'est le versant "story"), en se rapportant parfois plus précisément au récit en images ("séquence").

      Transportons-nous vers la fin de la bande, quand se trouvent conjugués tous les éléments en jeu dans ce suspense d'une nature particulière. Que voit-on, qu'entend-on, à l'issue d'un parcours qui semble longtemps sans surprise, ce qui permet au spectateur-lecteur de réfléchir au fur et à mesure et sur ce qu'il découvre et sur ce qu'il oublie: les mots, les phrases, et l'abstraction d'un processus qui s'impose physiquement -mais la vidéo est aussi un art conceptuel et peu public dont on livre concrètement les traces, ne serait-ce que sous la forme de petits documents accompagnant la projection, où l'on peut retrouver, comme ici, le texte énoncé et la liste des mots.

      Au moment où la voix prononce les deux syllabes qui regroupent les quatre lettres ("
      HI OX"), un boeufjaune apparaît au milieu des nombreuses lignes rouges formées par le tracé. Apparition qui change tout, comme un mot d'esprit s'éclaire. Deux sens s'imposent en effet d'un coup. D'abord le sens que prennent en devenant deux mots ces quatre lettres qui présentent la singularité de rester identiques à elles-mêmes, qu'on les renverse ou qu'on les lise à rebours. Cela est important: ces lettres présentent à ce titre un caractère moins purement symbolique que les autres lettres de l'alphabet; elles sont plus plastiques, plus mobiles, et peuvent ainsi participer d'une figuration qui est ici interrogée. Ce que souligne bien l'apparition du boeuf. Alors qu'il est un dessin, une image, il fait précisément ce que les deux lettres, qui le composent, OX, peuvent faire, c'est-à-dire pivoter en tous sens -et par là acquérir une qualité tant virtuelle que médiate entre la représentation visuelle et le sens abstrait (la question de la dimension proprement sonore du mot, et de ses effets en tant que tels dans l'image par rapport aux matières qui la forment, cette question qui a tant préoccupé Hill dans d'autres oeuvres reste ici en suspens).

      Le second sens qui s'impose est plutôt de l'ordre de la reconnaissance. Dans l'ensemble des lignes entrecroisées, jusque-là demeurées assez énigmatiques, on reconnaît soudain, à cause du boeuf qui s'y loge, un enclos dans lequel le boeuf s'installe. On touche ainsi
      la question du schématisme, qui est d'une telle importance (Christian Metz l'a bien vu) pour lier "le perçu et le nommé": le schéma passant comme sans transition (en particulier parce qu'il transcende l'opacité analogique des images liées à la reproduction photographique) de l'ordre de la pure abstraction à celui de l'intelligible dès que l'oeil ajoutant à l'esprit y reconnaît une image "réelle". C'est-à-dire un objet nommable, l'arbitraire du mot venant de tout son poids de sens (concept) habiter une image qui ne lui préexistait pas sous cette forme-là. Ce schématisme est ici celui, banal, du dessin, même s'il semble naître du curseur et de la machine qui l'anime: rappelons-nous la main qui trace. C'est toute la finesse d'avoir opté pour deux couleurs, le rouge et le jaune. Le boeuf jouant dans son enclos, cette image globale naît bien de la main qui dessine -elle-même préprogrammée par le tracé du curseur accroché aux mots qui s'y logent, mais s'en distinguant par son rouge; elle naît aussi du curseur producteur de mots, le fond jaune semblant alors se distinguer des mots eux-mêmes pour inspirer la couleur de ce boeuf qui n'a pas d'autre raison d'être.

      Or il faut bien se rappeler d'où nous viennent ces lignes de l'enclos et ce boeuf qui y tourne sur lui-même. Ils proviennent des mots, des concepts égrenés par le curseur dont ils se détachent pour se transformer en micro-éléments d'une image virtuelle, qui soudain s'actualise. Ils viennent d'autres mots encore, ceux du bref commentaire qui constate les propriétés propres aux quatre lettres pour les agencer dans la fiction que cette image permet soudain de figurer. L'image nous vient donc des mots et même de la logique des lettres. Mais elle naît aussi de la voix qui énonce la proposition, de la main qui reprend ses traits à la machine et les affecte de sa couleur propre (le rouge). Et les concepts eux-mêmes naissent d'une couleur, le jaune du curseur, comme du fond bleu de l'écran qui révèle le jaune.

      Il y a là plusieurs choses, signes d'une oeuvre dédiée aux relations du corps, de la voix, du son et du sens (peut-être l'est-elle devenue aussi résolument à partir de la conception de ce "programme"). On trouve d'abord cette idée qu'il y a avant tout, face à face, du corps, un corps et des machines (vidéo, ordinateur, etc.). Entre le corps et la machine, comme entre la machine et le corps, il existe un rapport de transformation (collusion, séduction), dans la mesure où ce rapport permet seul de mimer et de concevoir la transformation qui dans le corps même, corps sentant et pensant, s'effectue entre l'affirmation du mot et celle de l'image. Et cela, que le mot soit écrit ou parlé, et que l'image vienne de l'oeil extérieur ou intérieur, qu'elle soit perception ou image mentale. Car la machine, la nouvelle machine, a la singularité de rendre sensibles, perceptibles, peut-être intelligibles, ces transformations qui selon plusieurs modes se heurtent et s'accumulent. De leur virtualité s'actualisant sous telle forme, naît le sentiment que cherche ici à s'évaluer -avec la maladresse acceptée de ce qui se montre et en prend le risque-, le processus même d'être, ou d'exister, dans cet âge historique où la machine devient toujours plus le double interactif de tout corps.

      La force de
      Picture Story est de partir des éléments les plus distants qui soient et de les lier de telle sorte qu'une énigme surgisse, composant un événement, ouvrant une fiction qui devient elle-même un pur réseau de relations: un programme. Qu'un mot naisse dans un curseur qui se déplace et se dépose sous la forme d'un trait est profondément étranger à la reprise par la main de ce trait formant peu à peu une image et tressant une "histoire" pour illustrer les propriétés figurales de quatre lettres de notre alphabet. Et pourtant. Combler la distance entre ces dimensions hétérogènes en les faisant jouer l'une par l'autre constitue ici l'acte par lequel la pensée se donne à voir comme le plus proche et le plus lointain de ce qui l'informe physiquement. En cela Picture Story est pour tout l'oeuvre à venir de Gary Hill une matrice. Un petit coup de dé. 1993