TATI selon Serge DANEY et Louis SKORECKI, à propos de TRAFIC, mars 2002


Autour de la projection de
TRAFIC, “film très européen” (1971), pur joyau du design 70

Premier extrait:

Chronique journalière de Louis SKORECKI, Libération, jeudi 21 février 2002
TRAFIC: TATI a passé sa vie à tituber autour de deux ou trois idées... TATI, c’est OZU en plus rigolo. Marguerite DURAS s’y connaissait en cinéma. Elle aimait TATI et OZU, sans chercher à quel point ces deux-là sont frères. A eux deux, ils effacent le monde. Ils sont seuls. Ils se tiennent la main dans le caniveau de la vie, ils rêvent pareil.
Dans TRAFIcC, il rêve à quoi
TATI? IL RÊVE QUE LE MONDE EST UNE AUTOROUTE ET LA VIE, UNE VOITURE. S’il voulait raconter une vie d’homme, par exemple, il prendrait une route et une voiture. La voiture serait l’homme, la route serait le monde. Quand la voiture tomberait en panne, cela voudrait dire que l’homme est malade. Pas bête, comme idée, se dit TATI, en 1970. Et si je faisais ça? Il fait ça. C’est à mourir d’émotion, à trembler de rire. Ca s’appelle comment déjà cette fantaisie cinématographique sur la vie d’une voiture dans le monde des routes qui n’en finissent pas? Ce rêve de film, c’est TRAFIC, un truc de Jacques TATI, un chef-d’oeuvre.
Ca se raconte comment, un truc comme ça? Pour faire simple, disons que c’est un film d’adulte pour enfants.. ceux qui n’ont besoin que d’une télé, même une petite, pour découvrir le cinéma. Les variations mathématiques en Cinémascope de TRAFIC, ils savent les voir à la télévision. ... les enfants savent que cinéma et télé, c’est pareil. Que c’est avec le coeur qu’on se marre des aventures de M. Hulot et de sa petite voiture enrhumée dans le grand monde tout froid, pas avec les yeux. Les yeux servent juste à recadrer les affects, à vérifier que le cadre est bien fait, que la mise en scène géométrise le monde comme il faut. C’est avec son corps spasmodique d’enfant qu’on vibre au cinéma d’Hitchcock, d’Ozu, de Tati. Pas besoin de palaces cinématographiques pour ça.


Deuxième extrait:

Eloge de Tati de Serge Daney, in La Rampe, Cahier critique 1970-1982, petite bibliothèque des cahiers du cinéma, Paris 1996
pp.132-137
... Si l’on met en perspective les six films réalisés par Tati depuis Jour de Fête (1948), on s’aperçoit qu’ILS DESSINENT UNE LIGNE DE FUITE QUI EST CELLE DE TOUT LE CINEMA FRANCAIS DE L’APRES GUERRE. Peut-être parce que s’il est permis à un comique moins qu’à quiconque de se désolidariser de son temps, même et surtout pour le critiquer, c’est chez Tati que l’on perçoit le mieux, de film en film, l’oscillation caractéristique du cinéma français:
ENTRE POPULISME ET ART MODERNE..

Tati n’est pas le témoin exemplaire et désolé du recul du cinéma français et de la dégradation du métier,
IL PREND LE CINEMA DANS L’ETAT TECHNOLOGIQUE Où IL LE TROUVE. ... En fait, LE GRAND SUJET DES FILMS DE TATI, C’EST CE QU’ON APPELLE AUJOURD’HUI LES MEDIAS.

Pas au sens restrictif des ‘grands moyens d’information’, mais au sens où l’entendait MacLuhan: ‘des EXTENSIONS spécialisées des facultés mentales ou psychiques de l’homme’, des PROLONGEMENTS de son corps, tout ou partie.... Les médias, c’est aussi le feu d’artifice tiré trop tôt et par erreur à la fin de VACANCES DE MONSIEUR HULOT et qui transformait Hulot en épouvantail lumineux...PARADE où chacun devient le sillage lumineux d’une couleur dans un paysage électronique. Et les médias, c’était aussi dans MON ONCLE ce parti pris très étonnant pour l’époque de ne pas faire rire le spectateur aux dépens des programmes de la TELEVISION achetée par le couple ‘moderne’, mais de réduire cette TELEVISION AU SPECTACLE ABSTRAIT, PRESQUE EXPERIMENTAL, DES SAUTES D’INTENSITE DE LA LUMIERE BLAFARDE IRRADIANT LE JARDIN RIDICULE.

L’essentiel et qu’il y ait à tout moment et pour n’importe qui (dans une sorte de démocratisation-généralisation du comique qui est le grand pari des derniers Tati, et sans doute la reconnaissance que nous sommes tous devenus comiques)
UN POSSIBLE DEVENIR_MEDIA. Du portier de PLAYTIME qui, la vitre brisée, DEVIENT LA PORTE toute entière à la bonne terrorisée à l’idée de passer sous le rayon électronique qui ouvre la porte du garage où ses patrons se sont bêtement enfermés (MON ONCLE), il y a pour le corps humain la possibilité (menaçante ou comique) de devenir à son tour une LIMITE, UN SEUIL (ET NON PLUS, COMME DANS LE BURLESQUE,UNE PROFONDEUR SCATOLOGIQUE). ART MODERNE,S’IL EN FUT.

... Tati ne condamne pas le MONDE MODERNE... ON PEUT MÊME DIRE, SANS TROP DE PARADOXE, QU’IL NE S’INTERESSE QU’A UNE CHOSE :
COMMENT LE MONDE SE MODERNISE. Et s’il y a une logique dans ses films, des chemins de campagne de JOUR DE FÊTE aux autoroutes de TRAFIC, c’est celle qui continue à mener les hommes irréversiblement de la campagne vers les villes.

Il montre... que ce
DEVENIR_MEDIA DU CORPS HUMAIN, çA MARCHE TRES BIEN DANS LA MESURE Où çA NE FONCTIONNE PAS. Pas catastrophe burlesque chez Tati,... mais plutôt une fatalité de réussite qui évoque KEATON. Tout ce qui est entrepris, prévu, programmé, marche et, si comique il y a, c’est justement le fait que ça marche... dans PLAYTIME, toutes ses entreprises sont couronnées de succès: Hulot finit par rencontrer l’homme au sparadrap sur le nez avec qui il a rendez-vous, il répare le lampadaire, se réconcilie avec le fabricant de portes silencieuses...l’ouverture du Royal Garden est un succès. Rien ne rate VRAIMENT dans PLAYTIME, bien que rien ne marche.

... Nous sommes tellement habitués par le cinéma à rire de l’échec, à jouir de la dérision, que nous finissons par croire que, devant PLAYTIME aussi,nous rions contre quelque chose, alors qu’il n’en est rien. Car chez TATI, il n’y a pas de CHUTE. les gags sont toujours amputés de leur chute, du moment de l’éclat de rire. Ou bien, c’est le contraire: il y a bien une chute mais nous n’avons pas vu le gag se mettre en place: nous sommes dans un monde où moins ça marche plus ça marche, donc dans un monde où une chute n’aurait plus l’effet de démystification et d’éveil qu’elle a là où l’échec est encore pensable. De même l’autre sens du mot ‘CHUTE’.Nous avons affaire à des corps qui ne sont pas rendus comiques par le fait qu’ils peuvent tomber. C’est le côté non humaniste du cinéma de Tati...

TOMBER N’EST QU’UN MOUVEMENT DU CORPS PARMI D’AUTRES. Ce qui est pour TATI, source de comique, c’est que ça [l’espèce humaine] tienne debout et que ça marche, que ça puisse marcher. A une dialectique du haut vers le bas, de ce qui s’érige et de ce qui s’écroule (tradition carnavalesque, situation que Bunuel a illustrée: de la caméra à hauteur d’insectes à Simon du désert agrippé à sa colonne), TATI substitue un autre comique où c’est le fait de se tenir debout qui est drôle et LE FAIT DE VACILLER (la démarche de Hulot) qui est humain.