Lorenzo Rudolf: «Aujourd’hui, c’est le marché qui fait les artistes»

Lorenzo Rudolf: « Aujourd’hui, c’est le marché qui fait les artistes »
Libération samedi 26 et dimanche 27 juillet 2008
w.e. entretien d’Henri-François Debailleux avec Lorenzo Rudolf.

Né en 1959 à Berne, et installé à Lugano dans le Tessin, Lorenzo Rudolf a dirigé pendant dix ans la Foire de Bâle, Art Basel, a aussi initié Miami-Bâle et lancé à Shanghai, Sh.Contemporary, The Asia Pacific Contemporary Art Fair, (2e édition du 10 au 13 septembre dans le Shanghai Exhibition Center.


Le Shanghai Exhibition Center, en 2007, Public viewing…

«Q: Avant de quitter Bâle, vous avez aussi été l’initiateur de la foire Miami-Bâle?

LR: C’était une décision stratégique. Cela faisait longtemps que j’avais l’idée de faire quelque chose en Amérique dans le domaine de l’art contemporain et à ce moment-là j’ai eu envie de lancer cette foire pour protéger celle de Bâle en Europe.
En effet, les Etats-Unis étaient de plus en plus dominants dans le marché de l’art. Pas seulement parce que les galeries américaines étaient devenues beaucoup plus puissantes que les galeries européennes, mais aussi parce qu’on assistait à un changement de société qui générait beaucoup de nouveaux riches acheteurs d’art contemporain. C’est ce qui s’était d’ailleurs passé auparavant en Europe, et ce qui se passe aujourd’hui en Chine ou en Russie. Or, à cette époque, la foire de Chicago, qui était la plus puissante, s’est écroulée. Et l’Armory Show, à New-York, a un espace limité. J’ai réfléchi au concept et fait toute la préparation. Quand j’ai quitté Bâle, tout était presque prêt. Dans la foulée, Samuel Keller (il était alors mon assistant, il est devenu mon successeur et a enchaîné et réalisé l’exécution de très belle manière. La première édition a eu lieu en 2002. On voulait la programmer en 2001, mais avec les attentats du 11 septembre, nous l’avons décalée.

Q: Pourquoi ce choix de Miami?

LR: C’était la meilleure, voire la seule possibilité et cela pour de nombreuses raisons. D’abord, ce n’était quasiment pas possible à New-York puisque, pour l’art, la ville même est 365 jours par an une foire permanente. Il est donc inutile d’en faire une autre. De plus, c’est l’assurance d’avoir tous les galeristes new-yorkais contre soi. Ensuite, je ne voulais pas aller sur la côte ouest parce que les New-Yorkais n’y vont pas. Troisième raison, il était clair que le continent qui allait de plus en plus se développer était l’Amérique du Sud (et latine aussi) et qu’il fallait l’intégrer. Or Miami est en face. Autre raison, je ne voulais pas que cette foire soit en compétition avec Bâle, il fallait donc l’organiser à six mois d’écart, ce qui tombe en décembre. Et, en plein hiver, le seul endroit dans l’est des Etats-Unis où il fait très beau, c’est la Floride.
Enfin, et surtout, il y a le concept même, à savoir que cette nouvelle masse d’acheteurs ne vient pas uniquement du milieu culturel mais beaucoup plus de celui de la finance et d’un « life style » qu’il combine avec le monde de l’art. Il faut donc leur proposer la scène, le contexte qu’ils aiment. Dans un tout autre cadre, c’est exactement ce que l’on voit à la Biennale de Venise. Tout le monde y va parce que c’est beau. On s’y rencontre, on va au restaurant, on échange, on fait la fête, et tout cela avec de l’art derrière, à l’occasion d’une manifestation artistique.

Q: Vous êtes avec le galeriste suisse Pierre Huber, à l’initiative de la Sh.Contemporary, la foire de Shanghai, qui a été inaugurée en septembre 2007…

LR: Je connais Pierre Huber depuis longtemps. Un jour,  nous avons discuté du marché de l’art et analysé la façon dont il allait se développer soit globalement, soit localement et nous avons pensé que c’était le moment de monter une foire en Asie. Déjà, en quittant Bâle, j’avais dit à Samuel Keller que la prochaine étape serait là-bas et plus précisément en Chine. De son côté, Pierre Huber, qui a toujours eu une vision stratégique, avait cette envie de créer une grande foire d’art contemporain en Chine. Puisque nous avions la même idée, nous avons commencé l’aventure ensemble. Ensuite, nous nous sommes dit qu’avant de se lancer, nous devions vraiment mener une étude approfondie de ce marché et regarder quel partenaire financier pouvait nous aider. Et qui pourrait, dans un deuxième temps, être aussi un partenaire opérationnel pour organiser un tel salon. Nous nous sommes alors tournés vers Bologna, une société organisatrice de foires, parce que c’est elle qui en fait le plus grand nombre, non seulement en Italie et en Europe, mais dans le monde entier. Et comme cette société travaillait déjà en Chine depuis plusieurs années, elle connaissait le marché chinois, elle avait une infrastructure et des bureaux sur place, ce qui était idéal.
Avec le recul, je crois que si nous n’avions pas eu cette base-là, nous n’aurions pas pu aboutir ce que nous avons fait. C’est d’ailleurs, à mon avis, la raison pour laquelle personne ne l’avait encore fait, parce que si vous devez monter seul une infrastructure dans un pays comme la Chine, c’est quasiment impossible. Trop long et trop compliqué.

Q: Pourquoi avoir opté pour Shanghai?

LR: Nous avons d’abord décidé de ne pas faire une foire exclusivement chinoise, mais une manifestation internationale avec un important focus sur l’Asie. Or, lorsqu’on regarde ce qui se passe en Asie, en Inde bien sûr, mais aussi en Indonésie, en Thaïlande, au Vietnam, on s’aperçoit qu’il y a, un peu partout, des scènes artistiques, intéressantes, qui bougent de plus en plus. Mais indéniablement, la Chine reste le sommet de l’iceberg. De plus, tout le monde regarde ce pays. La première décision a donc été d’aller en Chine.
Il y avait trois possibilités: d’un seul point de vue artistique, c’est Pékin. Tout le monde artistique se concentre sur cette ville qui est devenue la capitale culturelle avec la plus grande partie des galeries, des artistes. Si on se place du point de vue du marché, c’est Hong Kong, où les choses sont généralement beaucoup plus faciles qu’en Chine même, mais Hong Kong est limité par l’espace. Enfin il y avait Shanghai. Si l’on veut faire quelque chose d’attractif au niveau mondial, cela ne suffit pas de faire une belle foire, il faut un environnement qui aille avec, il faut offrir  encore plus aux visiteurs, leur proposer un package entier. Autrement dit, une foire forte, avec un concept fort, un contenu fort, des nouveautés fortes et autour de cela « un style de vie » plaisant. Les gens veulent avoir du plaisir pendant leur séjour, ainsi ils achètent. C’est exactement ce qui s’est passé à Miami et ce qui a fait son succès.
Sur ce point, Shanghai est vraiment idéale. Elle est sans doute la ville la plus occidentale de toute la Chine. On ne s’y sent pas perdu comme à Pékin. Voilà pourquoi nous avons choisi Shanghai. Et puis, nous avons eu la chance d’obtenir ce bâtiment incroyable qu’est le Shanghai Convention Center, à l’architecture stalinienne et qui est d’ailleurs un don de Staline à Mao. Pendant de nombreuses années, il a uniquement été utilisé pour des manifestations organisées par le gouvernement.

Q: Que pensez-vous de la prolifération des foires ces dernières années?

LR: Depuis 10 ans, les foires ont beaucoup évolué et connaissent de grands succès. Elles ont une importance énorme, qu’elles n’avaient jamais eu jusque là. Et ce d’autant que les acheteurs vont moins à la recherche des galeries et privilégient la concentration. Une galerie qui n’est pas située dans le quartier de Chelsea à New-York ou ne participe pas aux grandes foires ne voit quasiment plus de collectionneurs. On va même d’abord à la foire de Bâle avant d’aller chez Gagossian ou Hauser & Wirth. Si une foire veut construire son marché, elle doit avoir une identité unique, trouver sa niche, son public et ne pas être une copie d’une autre. La globalisation se manifeste de plus en plus, le monde de l’art  n’est plus seulement concentré sur l’Amérique ou l’Europe, mais on voit de nouveaux acteurs se lancer dans le marché avec une puissance énorme.

Q: N’est-ce pas dangereux?

LR: De nombreux collectionneurs —qu’on pourrait qualifier de classiques vu leur éducation, leur culture, leur pensé — n’ont plus, financièrement, la possibilité d’acheter. Il suffit de regarder ce qui s’est passé lors des récentes enchères à New-York, avec ces records obtenus par Abramovitch, ce collectionneur russe qui était également à Bâle. Ces nouveaux acteurs du marché le modifient par leurs moyens considérables. Mais je crois qu’on est sur un pic et que le marché des foires va bientôt changer.

Q: De quelle façon ?

LR: Il va se passer la même chose que dans le monde des galeries: aujourd’hui, les galeries fortes sont celles qui ont un réseau mondial. De la même manière, je suis presque certain que, dans un futur proche, il y aura trois foires de niveau mondial dans les trois plus grands marchés, c’est-à-dire en Amérique, en Europe et en Asie. Et les foires ne pourront plus fonctionne seules; là aussi ce sera un réseau de foires qui contrôlera ce monde. Une foire comme Bâle, si l’on fait abstraction des problèmes de contenu qui vont un jour se poser, peut se positionner à ce niveau-là. Elle est en effet encore la plus forte parce qu’elle est la première en Europe. Elle n’a pas non plus ce « life style », ce côté attractif dont j’ai précédemment parlé. Sur ce plan-là, elle n’est pas comparable à Paris, Londres ou Berlin. De toute façon, les cartes vont être redistribuées dans les prochaines années et la question est de savoir qui occupera la première place. Paris a de bonnes chances, à condition de mettre toutes les cartes de son côté, car Londres et Berlin vont être de sérieux concurrents et y mettent les moyens. A la fin, celui qui gagnera sera celui qui aura fait le jeu le plus stratégique dans un marché global avec un jeu global. C’est là qu’est le futur des grandes foires.

Q: Et les autres ?

LR: Ce sera comme dans la mode, il y aura un niveau correspondant à la haute couture, celui dont je viens de parler, avec des foires qui donneront la tendance, les orientations. On le voit déjà, à savoir que la scène artistique mondiale n’est plus dominée par les intellectuels mais par le marché. Car il ne faut pas s’y tromper, aujourd’hui c’est le marché qui fait les artistes et les vedettes. Juste en dessous des « top foires », il y aura le niveau H & M où l’on trouve les copies des niveaux supérieurs.

Q: Que pensez-vous des prix hallucinants de certains artistes contemporains?

LR: Là aussi, il y a des modes et la roue du goût, la roue de la nouveauté tourne de plus en plus vite. Un peu comme en musique, où l’on voit des stars durer un an ou deux et puis c’est fini, on risque de voir des artistes portés aux nues et ensuite retomber dans l’ombre rapidement. Quant aux prix absolument fous, ils ne resteront pas aussi élevés. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils vont s’écrouler: ils reviendront simplement à des niveaux plus raisonnables et plus sains. Car s’il y a une chose qu’il ne faut pas oublier, un prix est toujours le résultat de la relation entre l’offre et la demande. Or, s’il y a une production d’œuvres très abondante, il y a de plus en plus de nouveaux acheteurs, et pas seulement en Amérique et en Europe. A moins d’une grande crise mondiale, cette demande qui augmente sans cesse va maintenir les prix à un niveau élevé.»

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