Traces de mots perdus

De façon intuitive on peut dire du quotidien qu’il a un rapport avec le réel, mais, qu’est-ce que le réel ? Ce que nous vivons ? Quelle est la place de notre mémoire dans le réel ?


 

Cette œuvre naît du assez inquiétant processus d’oubli que j’expérimente à cause de ma migration en France il y a un peu plus d’un an. Ce processus affecte mon identité psychologique et sociale. Il est causé pour le fait de vivre le quotidien dans ce nouvel environnement, et de le vivre entouré par cette nouvelle langue que c’est pour moi le français. Le processus est plus inquiétant puisque je suis conscient de cette perte d’une partie de mon être et de la mémoire de beaucoup de ce que j’ai vécu à chaque moment qu’il se manifeste.

Le processus se manifeste dans l’oubli des noms des objets les plus quotidiens dans ma langue maternelle à cause de leur non utilisation quotidienne. Il se manifeste lorsque je parle en espagnol, et que je me trouve coincé au milieu d’une phrase sans trouver un mot dont j’ai besoin. C’est alors que je dois m’en servir du mot équivalent en français pour continuer, mais si je ne le connais pas, la seule référence à l’objet qui me reste est sa description, les traces de l’objet dans ma mémoire.

Commence ainsi l’oubli du mot « original », qui devient insaisissable pour son manque d’utilisation et de rapport au quotidien. Parler donc la langue maternelle devient une chose entre irréelle et fictive à cause de sa position entre la réalité (le présent) et la mémoire. Les noms que l’on utilisait chez soi d’une façon tellement quotidienne, disparaissent, se désintègrent autant que la « vieille » réalité – le quotidien-- que l’on vivait avant. On ressent que ces mots que l’on pensait constituants de la propre identité sont en train de disparaître. On livre une bataille entre la mémoire et la réalité, entre notre identité et notre quotidien, contre l’oubli de ce qui nous pensons que nous sommes et ce que ce nouveau contexte est en train de faire sur nous, peu à peu.

On se demande alors, quelle est la « vraie » réalité ? Lorsqu’on parle dans la langue maternelle on se détache de la réalité, puisque cette langue-là ne corresponde pas à cet endroit, et on s’est séparé, isolé dans une bulle. Mais bien que ce soit en espagnol, on parle de cette réalité, et on entre donc dans une situation paradoxale. Dans ce moment-là le quotidien et soi même deviennent une fiction. Les noms des objets dans la mémoire deviennent comme du sable, et le seul rapport avec le passé reste l’objet lui-même, sans références aux mots qui lui nomment dans n'importe quelle langue.


Références

 

« Face No. 4 ». Ly Yongbin. Vidéo, 62 min. 1998. Oeuvre présentée dans le cadre de l’exposition Alors, la Chine dans le Centre Pompidou, en 2003. y aller. Autres sites

L’exposition de Philipe Starck réalisée au Centre Pompidou, en 2003. y aller

Dans un sens oppose au mien, la série « suite françaises 2 » d’ Elina Brotherus, dans laquelle elle photographie son entourage sur lequel elle a collé des post-it avec les noms des objets (en français, nouvelle langue pour elle aussi). y aller

La construction du social par les objets. Blandin, Bernard. Presses Universitaires de France. 2002