ATELIER TERRITOIRE ET MEDIAS LOCALISES


SATOK DE YONISINT

JULIE BARRANGER + JUNKO SHIRASHI


6 collages numériques : Format d'épreuve: 26,67 x 21,33 cm

Julie est française, elle vivait à Tokyo. Junko est japonaise, elle étudie à Saint-Denis. De leur rencontre est né un projet d'assemblage de ces deux villes, diamétralement opposées.

“Rapprochée par notre éloignement, nous avons décidé de faire un travail plastique commun, qui réunirait ces deux villes lointaines et qui s'ignorent. Ceci est un projet de rencontre imaginaire entre Saint-Denis et Tokyo, à commencer par leur représentation cartographique, dans le but d'inventer une ville qui n'existe pas : SATOK DE YONISINT,  anagramme de Tokyo et de Saint-Denis .”

Le principe de ce travail part des diférences d'écriture et de langage du japonais et du français. Nous avons ainsi chercher à retrouver les lettres du nom Saint-Denis en katakana (le système d'écriture japonais qui sert à écrire les mots étrangers) dans le tracé des artères de Tokyo. Et inversement, rechercher le nom Tokyo en lettres romaines, dans le tracé des rues de Saint-Denis. Pour ensuite mélanger les morceaux de cartes des deux villes, et créer une ville imaginaire d'après les plans et les photos aériennes, suivant le principe du puzzle.

En katakana, Saint-Denis s’écrit : サンドゥニ
Nous explorons plusieurs sortes de collages, toujours en utilisant les outils informatiques. Les deux moteurs de recherche Google et Windows offrent des plans de villes détaillés sur lequels il est possible d'effectuer des tracés, des vues de satellite, et même des photos aériennes d'excellentes défilition dans le moteur de recherche Bing chez Windows.

Ce travail de collage traduit un désir de se perdre dans un rêve de deux villes qui s'enchevêtrent l'une dans l'autre, toutes proportions perdues!
C'est volontairement que les échelles ne sont pas respectées dans les collages issus de Google map, à la poursuite de l'effet “Alice au pays des Merveilles”. A l'instar de Tokyo aux proportions parfois surréalistes, où de gigantesques buidlings côtoient de minuscules maisonnettes, notre carte de SATOK DE YONISINT combine des parties de plans zoomées sur des petits secteurs, avec des zones beaucoup plus vastes. Nous les collons ensemble sans souci de cohérence d'échelle, seulement en utilisant les réseaux routiers pour passer d'un morceau au suivant. Ce qui crée la sensation d'une ville morcelée et sens dessus dessous, qui ne répond plus aux logiques urbanistiques habituelles. Dans les interstices et les blancs de la carte ainsi créée, nous ajouterons des signes distinctifs propres à Tokyo et à St-Denis, sous forme de dessins et de photos.

Les collages issus des photos aériennes dans Bing respectent davantage les proportions réelles, puisque l'échelle à laquelle on peut voir la ville en 3D dans Bing est très rapprochée. Dans ce cas précis, c'est donc la contrainte technique du programme qui nous a obligé à garder une échelle constante. Cependant, les photos ont été prises à différentes heures de la journée, et la lumière est différente des deux côtés du globe. On voit donc les ombres portées des bâtiments dans des sens inégaux en fonction des photos. Cela crée un assemblage éclectique et bizarre, parfois maladroit, qui juxtapose plusieurs heures de la journée en une même image.

En fin de compte, les deux villes sont greffées l'une sur l'autre, suivant des carrés et des rectangles abruptes qui laissent voir leur cicatrices aux bords des découpes, traduisant une tentative de fusion qui s'avère impossible, et demeure artifilcielle.

 
 
 






« SATOK DE YONISINT », en tant que la nouvelle figure du paysage

Comme la carte est une image abstraite de la ville, la ville n'apparaît jamais telle la carte du plan sous nos yeux. À l'intérieur de la ville, il y a plusieurs dimensions qui se croisent devant notre point de vue. Cependant le point de vue vertical sur la ville, comme celui de l'oiseau, nous est toujours inaccessible. Il y a comme un basculement du point de fuite de la perspective, depuis l'horizontalité à la verticalité. La carte est comme créée par un troisième oeil qui nous surveille tout le temps, en tant qu’observateur invisible et abstrait. Il y a là une référence implicite au Divin, comme Créateur du langage, en référence au texte de Walter Benjamin.

D’après l’analyse des écrits de W. Benjamin : Sur le langage en général et sur le langage humain par Besim F. Dellaloglu [ ] : « La création dépend du langage. La création est attachée au langage.(…) Le langage est un lieu de production. Le monde ne contient pas le langage. C’est le langage qui contient le monde. Il ne réside pas dans le monde. C’est le monde qui réside dans le langage. »

Le paysage n’est pas comme une statue dans la nature. Il n’a pas de forme propre, ni ne fonctionne comme un symbole de la Nature. Le paysage est quelque chose qui doit être découvert en tant que nouvelle reconnaissance. Découvrir le paysage signifie découvrir un nouveau langage, produire des néologismes, ou bien avoir la nouvelle reconnaissance dans la figure du paysage, ou encore, découper l’image encadrée comme un photographie. Autrement dit, le paysage est anonyme, mais en découpant ou bien en encadrant les paysages, on leur donne une nouvelle reconnaissance, on les nomme. Le paysage nommé devient un paysage néologique ; le langage représente le paysage. C’est vraiment comme prendre des photos. En prenant des photos, on découpe le paysage, ce qui est aussi une sorte de nomination, c’est-à-dire donner la reconnaissance à ce qu’on a choisi de photographier. Kunio Yanagida a écrit que «le paysage est une représentation visuelle du langage.» Dans ce sens-là, cette idée de «Paysage découvert = découverte de langage» est compréhensible. Pour notre projet de « Réécriture du paysage », en traçant les lettres de SAINT-DENIS et de TOKYO sur leur carte mais à l’inverse, nous avons essayé de réaliser la nouvelle figure du paysage : « SATOK DE YONISINT » qui puisse représenter leurs formes d’identité de la ville. Ainsi, le paysage défini est le langage visuel.

Par rapport à la détermination du nom de la ville : Saint-Denis et Tokyo sont des noms, mais ils n’existent pas dans le sens du langage. Les Mots Saint-Denis et Tokyo sont un moyen de reconnaître des lieux et des cultures pour les êtres humains, alors même que la carte de Saint-Denis et le mot Saint-Denis lui-même ne se ressemblent jamais. Comme si la légende de l’œuvre d’art ne ressemblait jamais avec son œuvre d’art elle-même.

En considérant que le mot est une sorte d’image écrite en ligne noire, avant que l’artiste ne découvre le paysage à dessiner, le langage existe déjà sur le terrain du monde comme la forme endormie, à la fois dans la nature et dans la ville. Sur ce réseau du langage tracé et tricoté invisiblement sur le terrain en tant qu’écriture, émerge l’idée de découvrir la nouvelle figure du langage sur la carte, et sur les photos satellite.

Tracer les lettres de Tokyo et de Saint-Denis afin d’en créer la nouvelle carte, et référer le nouveau paysage signifie découvrir (et créer) la nouvelle forme de langage : le paysage pour nous, c’est SATOK DE YONISINT, il est donc la nouvelle image de la ville en tant que ville réécrite. Une ville utopique, qui paradoxalement n’existe sur aucune carte, et n’existe que par la carte.


              Besim F. Dellaloglu , « Le modernisme de la théologie du langage de Walter Benjamin, Synergies Turquie n° 2 - 2009, p. 218.