Jacques Rancière_La métamorphose des Muses_work in progress>tentative de lecture critique hypertextuelle sur le mode "coup de dés...": le texte reproduit ici dans la configuration même des pages du catalogue de l'exposition Sonic Process, l'est en tant que document de travail soumis à notre travail de glose contemporaine...
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01_ Rectangles et labyrinthes peuplés de haut-parleurs et décrans. ceux-ci sont dabord des objets plastiques architecturaux et sculptant lespace. Ils sont aussi des instru- ments de production dimages et de sons, des surfaces où ils se diffusent, mais encore des métaphorisations de lactivité qui les produit, du sens de cette activité et de sa manière de créer des mondes. Sur ces surfaces, dans ces volumes, des bribes dhistoires se font et se défont, engendrées par les sons, programmées par des ordi- nateurs, déclenchées par des intervenants privilégiés ou par les pas des promeneurs qui se déplacent sur un espace quadrillé. Sur les écrans défilent les lignes abstraites ou des extraits de films, des images de choeurs dopéra ou de parcours en autobus, des jingles publicitaires ou des tirs au but. Des bruits deau engendrent des images de désert, des envolées symphoniques transfigurent des scènes de la vie quotidienne. Lécran parfois devient noir pour attester du pouvoir que détient la musique de créer par elle-même des images. Ou bien les artifices du son, à linverse, se dissolvent dans les projections de la lumière, qui saffirme alors comme seule génératrice du visible. Ces métamorphoses du son-image, qui tendent à sidentifier au processus même de la production de toutes histoires vues et entendues, se ramènent elles-mêmes à deux grands récits, deux grandes démonstrations de la puissance métamorphique. Sur les écrans couplés de lune des installations, deux histoires se font face, comme vérité de toutes les autres : dun côté, le nuage de matière immatérielle, où lumière et son se dissolvent dans leur unité première; de lautre, des images de DJ au travail ou de platines en train de tourner. Deux grandes métaphores de lultima ratio esthétique : dun côté, limmatérielle matière lumineuse-sonore en mouvement qui, |
02_ du sein de son éternel non-vouloir, engendre toute forme et toute mélodie; de lautre, lactivité de la volonté artistique souveraine, qui se saisit de toute matière, forme ou technique, qui fait de lart avec les bruits et les silences du monde, les voix de la radio ou de la télé et les jingles publicitaires, comme avec toutes les musiques enregistrées et remixées, de Bach à Michael Jackson, des gamelans balinais et des tambours sénégalais aux sons électroniquement produits, et use pour cela des calculs silencieux de lordinateur comme des craquements de laiguille sur le tourne- disque ou des crachotements de lamplificateur. Ce double jeu de la matière spiritualisée et de la manipulation souveraine dédouble lespace de lexposition. Il en fait à la fois une chambre close où lart expose la contradiction de son principe et un espace traversé par les voix dailleurs, reconfiguré par leur bruit. En effet, le dispositif sonore, qui construit un espace clos en reproduisant toutes musiques, y compris celle que composent les conditions de sa production et de sa diffusion souvre aussi au passage des voix et des sons du dehors : bruits du monde qui entoure le musée, mais aussi, nous promet-on ici, voix des morts enregistrées dans les cimetières. Laissons pour linstant les esprits de côté. On sait quils [les esprits] ont tendance à devenir bavards chaque fois que les inventions de la technique proposent un moyen nouveau dexploration des mondes inconnus, et une poétique de re-mythologisation du monde en substitut aux nostalgies révolutionnaires et en supplément à la rationalité du commerce des marchandises, des opinions et des loisirs. Concentrons-nous plutôt sur ce qui suscite aujourdhui leur retour, à la rencontre du son électronique et de limage vidéo, comme jadis à laube du phonographe et du téléphone, du cinéma et de la radiologie. Les voix des esprits métonymisent le dispositif par lequel le son et limage sunissent doublement: par leur commune dissolution dans le nuage dune matière semblable à lesprit et, à linverse, par la collection des voix et des sons enregistrés, toujours augmentée et disponible pour des transformations à linfini, à la manière dont les marchandises hors dusage comme les oeuvres des arts plastiques, les affiches des rues et les enseignes du commerce ont été depuis longtemps ramenées à la commune iden- tité de fragments disponibles pour tout arrangement nouveau de lart. La fusion du son et de limage en un même espace clos et ouvert, cest aussi légalité de lart et du non-art : la souveraineté artistique sy égale à la reproduction infinie, les opérations de lordinateur au rythme des gons ancestraux et aux crissements de loutil mécanique, la manipulation des micros à lévocation des morts, la critique sociale au jeu de société, et le recyclage des fragments et déchets à la perte dans le grand océan primordial. |
03_ Les uns [les esprits] y voient un âge nouveau de lart critique et égalitaire destituant non seulement les hiérarchies du visible et du sonore, de la musique et du bruit, mais aussi celles de la production et de la consommation, de la création artistique et de la reproduction mécanique. La circulation entre le haut et le bas, lancien et le nouveau, le dedans et le dehors compose pour eux [les esprits] la figure dun art critique, reconsidérant, avec les lois de la propriété, tous les signes et les messages où lart, le commerce et la domination se joignent ou se disjoignent. À moins quelle ne dessine une géographie nouvelle, une figure du quatrième monde effaçant les partages économiques et géopolitiques de la richesse et de la domination. Dautres y déplorent le triomphe dun art devenu semblable à son contraire, repoussant toutes matières et techniques par quoi chaque art affirmait sa différence avec les marchandises et les signes du commerce pour se fondre dans un même sensorium indifférencié. La fusion du dedans et du dehors, du son et de limage, de la musique et du bruit, de loeuvre plastique et du message re-traité nest pour eux que la énième transformation de la disparition primordiale par laquelle le travail du tailleur se cache dans la marchandise habit. Elle nest rien dautre que le spectacle, cest-à-dire laccomplissement ultime du fétichisme de la marchandise. On commence à bien le savoir : rien nest plus proche de lexposition de la domination marchande que le détournement critique de ses emblèmes, et de loeuvre dart totale que la construction des environnements publicitaires. Plutôt, pourtant, que de trancher sur lindiscernable de ces proximités, il peut être utile de réactiver les éléments et de dégager les stratifications qui problématisent la signification esthétique et politique de ce sensorium spatio-sonore. Au départ, on entendrait sans doute la colère du philosophe Platon contre les trop ingénieuses machines qui secondent et portent à son point extrême la perver- sion du miméticien : Il entreprendra pour de bon de tout imiter, face à la foule, jusquau tonnerre, au souffle des vents, de la grêle, des essieux et des poulies, à la voix des trompettes, des flûtes, des pipeaux et de tous les instruments, aux cris des chiens, des moutons et des oiseaux. Tout son discours sera imitation par voix et par gestes, réduisant le récit à portion congrue (1). Le récit, on le sait, cest la parole monophonique qui énonce seulement le contenu des actions et des discours. Cest la parole de lun qui sadresse à des citoyens qui nont quune seule chose à imiter, cest-à-dire à incorporer: la vertu qui les met à leur place et les rend propres à leur tâche. Ainsi, se réalise lessence mathématique et éthique de la musique: la soumission du multiple à la loi dunité. À cela le philosophe oppose lespace anarchique de la |
04_ mimesis, qui est dabord le lieu du multiple : des poètes et des acteurs qui imitent tous les caractères, des machines qui imitent tous les sons, des multitudes qui sanctionnent de leurs claquements de mains cette célébration de leur (contre) vertu, celle du gros animal bruyant qui se donne le nom de peuple. Ainsi la prescription éthique platoni- cienne fixe-t-elle durablement une figure négative du spatio-sonore, en dénonçant la conspiration de lespace théâtral avec le bruit de la reproduction généralisée et légalité amorphe du règne des masses. Malgré ceux qui veulent la reléguer au magasin des antiquaires ou la circonscrire dans lenfer totalitaire, on lentent aisément résonner dans les hantises de lart moderne et les polémiques de nos sociétés libérales (D). À travers tous les tours et des détours de la dialectique négative, elle inspire la dénonciation adornienne de la configuration rythmico-spatiale, de la pseudo- morphose picturale du temps musical et du retour au primitivisme par les voies de la technique, dont Stravinsky est le représentant exemplaire (2). Sans doute la contra- diction irrésolue prend-elle chez Adorno la place de lunisson platonicien. Mais la tension schönbergienne du temps maîtrisé et de la souffrance subjective exprimée y calque encore la tension dorienne qui donnait calme et courage aux guerriers platoniciens, tout comme le relâchement, sonore et spatial, propre au mode lydien stigmatisé par Platon, trouve sa version moderne dans les mélimes embryonnaires et les rythmes sauvages du Sacre du printemps. La même répulsion à légard des noces théâtrales du son et de limage, de lespace et de la machine inspire aujourdhui la dénonciation de ces rectangles et labyrinthes où images enregistrées et musiques remixées jouent à saccorder ou à se désaccorder, à fusionner ou à se séparer sans fin (D). On avait cru un temps que la machine reproductrice allait enfin libérer lart du péché mimétique. Dun côté, elle le déchargerait des tâches serviles de la copie et lui permettrait daffirmer sa pure essence, de lautre, elle mettrait sa précision au service de la reproduction des oeuvres. Or, quand les instruments de reproduction se font instruments de création et configurent un espace où se perd la distinction même du modèle et de la copie, de lactivité et de la passivité, il apparaît que la mimesis est tout autre chose que la servitude archaïque dun art non encore émancipé, quelle est tout autant une manière, politique et sociale, de découper, avec les possibles de lart, les espaces et les temps, les places et les rôles qui définissent une communauté. La musique, on le sait, est laffaire des Muses avant dêtre celle des instrumentalistes. Autant dire quavant dêtre un art, elle est une forme du partage du sensible qui donne lieu et sens à la distribution des corps et des images, |
05_ des voix et des instruments dans un temps et un espace donnés, qui en fait une homologie dune certaine disposition de la communauté. Elle est à la fois une idée de ce partage et une place au sein de sa distribution. Lordre mimétique classique, cest lorganisation de cette double place. La musique peut être encore dans la Politique dAristote ce quelle était chez Platon : le nom générique de léducation qui forme les âmes nobles et les corps soumis à la divine proportion. Mais la Poétique la met aussi à une place bien déterminée dans cette hiérarchie des éléments du poème tragique qui est en même temps la hiérarchie des arts : après la construction de la fable et lélaboration du discours, avant le spectacle qui est lélément le moins noble, le plus accessoire. Le privilège du chant sur les déplacements des corps et les chatoiements du visible du lied sur la danse, dira encore Adorno pour caractériser la forme sonate , cest évidemment un principe de partage interne : le chant sépare son excellence de lordinaire du son en se nouant au discours, dont on sait quil est ce qui oppose lanimal politique aux animaux ordinaires doués de la seule voix qui exprime plaisir ou douleur, et à ceux qui font seulement du bruit avec leur corps. Il saccorde ainsi avec ce qui met le poème au sommet des arts : la supériorité de lintrigue, celle de la causalité construite sur la succession empirique, cest-à-dire de laction, soumise à fortune et infortune, sur la vie toujours semblable à elle-même, des sujets nobles qui agissent sur les corps quelconques, manieurs doutils et procréateurs. Dans ce cadre, le relatif privilège de la musique sur le spectacle savère vite comme lautre face dune sujétion. Si la musique est chant, et le chant apparenté à la parole, cela veut dire aussi quils sont trop proches delle pour lui servir danalogon. La radicale extériorité du spatial permet, à linverse, de faire du visible de la peinture une analogie du poème. Le couple matri- ciel du poème qui dépeint de de la peinture qui raconte, qui commande dans le régime représentatif la correspondance des arts, accuse alors le mutisme de la musique. Il déporte la musique pure, la musique muette des instruments non soumis à la signification de la parole et à la rationalité de lhistoire, vers les seuls agréments du son qui accompagne les plaisirs de la vie aisée musique de table ou musique dameuble- ments jusquau point extrême où se ravale lart des Muses : lattrait dune sensation, dit Kant, plutôt que la beauté dun libre jeu, une jouissance plutôt quune culture (3). Ce verdict pourtant se présente accompagné de son contraire. le Tonkunst, lart sans parole ni forme, pourrait bien être lart supérieur de lintériorité muette car il est, dit le philosophe, lart le plus propre à mettre en mouvement le sens intime. |
06_ Cest là que font leur première apparition ces esprits qui viendront bien plus tard se loger dans les sillons des disques et que le son des dubs fait aujourdhui danser sur les écrans des chambres obscures; glânzenden Geusterscheinung, dit le poète, éclatante apparition, issue comme par magie de la vulgarité radicale de lappareillage technique à quoi avait fini par se ravaler le nombre dor : Un pauvre tissu de rapports de nombres, présenté de manière palpable (handgreiflich dargestellt) sur du bois perforé, sur un appareillage [Gestell] de cordes de boyau et de fils de laiton (4). Wackenroder exprime au plus court le renversement qui, à lâge esthétique, donne son privilège à lart des sons. Son principe réside dans lécart, lindétermination même du rapport entre la cause et leffet, entre laction de mains ouvrières exécutant une combinaison de nombres et le mouvement de lesprit que provoque le déroulement immatériel et in-signifiant des sons. Le renversement de lordre représentatif a son principe premier là, dans ce non-rapport des moyens et des fins qui détruit le paradigme aristotélicien de la forme intelligente donnée à la matière inerte. Tombe en même temps le principe de correspondance entre lart poétique du temps et lart pictural de lespace. Le rapport sans rapport de la vulgarité des boyaux que les mains font sonner et de la vibration intérieure de lesprit donne la mesure nouvelle du rapport entre les arts, de lespace des arts. Cette mesure est celle de lidentité des contraires le conscient et linconscient, le volontaire et linvolontaire. Elle est celle de la fusion fondée sur la non-correspondance même. Les mélanges opérés par nos arts du multimédia ne sont pas la négation postmoderne du romantisme, ils en sont laccomplissement dernier. Lhistoire des esprits est en fait celle des rapports entre lart des sons, la parole et lespace à lâge esthétique. Elle est le mouvement qui accomplit la correspondance disjointe entre deux mutismes celui de la musique céleste et celui des instruments vulgaires de la production et de la reproduction qui, à lépoque de la souveraineté populaire et de lémancipation ouvrière, supplante la correspondance représentative de la poésie et de la peinture. Les esprits qui parlent, avant dêtre les morts, ce sont les muets. La révolution esthétique qui met à bas lordre représentatif, cest laffirmation dune parole plus fidèle que le langage des mots, inscrite dans cela même que cet ordre considérait comme muet. Ce peut être la parole des signes dhistoire écrits à même les choses visibles des stries de la pierre à la lèpre des murs et à lusure des habits ou des visages , ou inscrits dans lépaisseur de la langue, le jaunissement des papiers et les écritures décolorées. Ce mutisme-là dont les sillons du vinyle conjoindront un jour le double |
07_ pouvoir parle comme chiffre dhistoire. Mais il y a le mutisme plus radical de ce qui ne parle ni ne montre, du grand fond qui parle à lesprit dans la langue indéchiffrable de ce qui est toujours là avant tout sens et toute histoire la chose en soi kantienne, transformée par Schopenhauer en cette volonté incons- ciente et sans vouloir, dont la musique est pour lui la manifestation directe : non plus la copie représentative, spatialisée, mais la chose même, productrice et des- tructrice de toute forme figurée. Cest dabord là que sorigine la promotion de la musique, sa capacité à réengendrer, au temps de Nietzsche, le poème tragique et, en notre temps, lespace plastique des expositions ou lespace théâtral du multimédia. Cest sans doute Wagner qui en a le mieux résumé la formule, esthétique et politique, au prix den donner deux versions contradictoires : union heureuse des contraires, du poème masculin et conscient, volontaire et bavard et de la musique féminine, inconsciente et muette rédemptrice de lorgueil du poème , au temps de la révolu- tion de 1848 et de la révolution philosophique feuerbachienne : affirmation pessimiste de la volonté, mère des illusions et tendue vers son auto-destruction finale, au temps de la contre-révolution et du shopenhauerisme triomphants. Cette double figure politique du drame musical régit encore les formes contemporaines du mélange des arts : puissance ouvrière et an-archique de la parole et du visible; puissance fusionnelle où les contraires ne ségalent que pour sabîmer ensemble dans lextase de loriginaire ou lindifférence spectaculaire du sans-raison. Dans lun et lautre cas, ce qui saffirme avec la prédominance du bruit de fond musical, cest une autre idée de lespace. À la topographie représentative des analo- gies entre la parole et le visible soppose lespace paradoxal engendré par lart de la vibration sonore, cest-à-dire de la matérialité dé-spatialisée. Ce qui est mis en espace, ce ne sont pas simplement ces visions que la musique suscite pour lima- gination. Cest lunion contradictoire entre la parole sans forme sensible et lart des sons privés de sens. Lart propre à lâge esthétique, ce nest ni la peinture abstraite, ni la musique atonale, ni la littérature intransitive, ces paradigmes de la modernité glorieuse, dont certains font aujourdhui les sentinelles pathétiques de lirrepré- sentable, désarmant toute pensée et toute volonté. Cest bien plutôt lart de lespace qui fait voir ce qui ne se voit pas et ce qui ne sentend que dans le discord : lunion contradictoire de la parole qui ne montre pas et de la musique qui ne parle pas. Lart proprement esthétique a pour nom générique mise en scène : lart autonome |
08_ de lhétéronomie, la constitution dun espace propre à mettre dans lélément de la visibilité ce que la musique dit en ne parlant pas et ce que la parole tait en parlant. Art mallarméen de la danseuse-forme-signe qui, avec ses pas ou les plis de sa robe, écrit le poème latent: art de rendre sensible la parole du muet, le troisième personnage présent, selon Maeterlinck, derrière les dialogues dIbsen, ou dordonner la composition scénique selon la tonalité musicale donnée par les fantômes dans le drame shakespearien (5) : scénographie dAppia, visant à rendre visible le contenu inexprimé du drame musical wagnérien en substituant aux décors peints de Bayreuth le jeu des projecteurs découpant sur le plateau nu les formes plastiques des personnages et la géométrie des praticables (6). Lart de la mise en espace qui en un siècle a lentement rongé les prétentions de la peinture, de la musique ou du poème purs, est né au temps où les esprits, jusque là confiés aux vertus peu fiables du magnétisme animal et des tables tournantes, ont trouvé leur médium technique : lélectricité, la pure énergie lumineuse, matière réduite au point dimmatérialité, propre à coïncider avec limmatérialité de lart muet et à lui construire un espace. Le temps où la projection lumineuse donne un espace de visibilité à la parole et à la musique muettes est aussi, bien sûr, celui où se développent les appareils de reproduction. Que ceux-ci aient un temps servi à capter les images ou les voix des morts et quils se proposent de nouveau pour le même usage au début du troisième millénaire nest pas le plus important. Lessentiel est dans la radicalisation nouvelle que les appareils de la reproduction technique donnent aux principes constitutifs de lart esthétique, sous deux formes principales : par la remise en jeu des rapports entre création active et reproduction passive et par la mise en disponibilité généra- lisée des images et des sons. On sait que la reproduction mécaniqe a induit successivement deux analyses : dabord la prophétie dune mort de lart, frappé par lindustrie de la copie : ensuite au contraire, un verdict démancipation, où lindustrie rendait à limagination créatrice et à lautonomie artistique toutes leurs prérogatives en les déchargeant définitivement des tâches de la reproduction mimétique. Les deux diagnostics se sont révélés également caducs parce que lun et lautre reposaient sur la trop simple opposition de la création originale et de la reproduction servile, opposition que la révolution romantique avait déjà révoquée en affirmant sa volonté de refaire les poèmes anciens, en les traitant à la fois comme des matériaux pour de nouvelles constructions dart et comme des formes pour de nouveaux contenus. Le concept |
09_ doeuvre unique, que Benjamin tente vainement de rattacher à un passé cultuel de lart, est né en même temps que lidentification romantique du créateur avec le voyageur, collectionneur ou archéologue qui recollecte, réinterprète et recrée le passé de lart. Et loeuvre unique sest en fait développée avec les formes nouvelles de la multiplication : avec la promotion de linterprète instrumentaliste, metteur en scène, chef dorchestres, critique et les formes techniques de la reproduction. De la fragmentation romantique et de lidée schlégélienne du poème du poème aux pratiques contemporaines du deejaying, de léchantillonnage et du remixage qui multiplient les copies uniques créées par des artisans de la reproduction, en passant par le développement de lindustrie, qui met en conserve le patrimoine et oblige à son élargissement et à son rajeunissement constants, il est possible de tracer une ligne empiriquement erratique mais théoriquement conséquente. Le bouleversement des rapports entre le conscient et linconscient, lancien et le nouveau, la création et la reproduction, cest aussi le brouillage de lopposition même entre art et non-art. À lopposé de limage dune modernité romantique qui aurait séparé lautonomie de lart des formes de la vie, lart de lâge esthétique na cessé de sidentifier à son contraire. Mais cette identification prend elle-même deux formes. La première se manifeste dans le grondement dionysiaqye de la musique qui ramène à elle-même le miroitement appollinien des images. Ce grondement, cest aussi le glissement de lart des notes à celui des sons, de lart des sons à lart des bruits et de celui-ci à la grande rumeur anonyme de la vie et/ou des machines. Passage du règne des oiseaus chanteurs à celui des insectes, experts en stridulations, grattages et frottages, diraient Deleuze et Guattari (7). Ajoutons que linsecte est un animal éclectique. Il peut être sériel ou spectral, concret ou virtuel. Il peut être harmonique de violon malmené aussi bien quappareil ménager détourné, son produit par le synthétiseur, bip électronique, crachement de haut-parleur ou chant doiseau enregistré. Il est proprement linterchangeabilité de ces modes de production de particules sonores. Sa promotion artistique saccorde ainsi avec la seconde forme de lidentification de lart et du non-art : la multiplication infinie des images, le grand métamorphisme qui sans cesse retraite les choses dusage, les marchandises et les icônes désaffectés du commerce pour en faire des images, cest-à-dire tout autre chose désormais que des copies : des éléments métamor- phiques, porteurs à la fois des signes de lhistoire et de laffect du désaffecté, propres à entrer dans toutes les combinaisons dans lesquelles peut sexprimer soit le sens |
10_ dun destin commun, soit la splendeur muette de ce qui est hors dusage, sans- raison. On sait coment la poétique surréaliste du collage (en prenant ces deux mots dans leur sens large, qui déborde une écol et un procédé technique) a joué de cette métamorphicité qui transforme toute chose banale en image de rêve et maté riau dart, mais aussi toute image dart en marchandise profane et profanable. La vitesse de désuétude des choses utiles et la vitesse de reproduction des choses de lart se sont conjointes pour étendre à linfini le domaine de ce métamorphismes. Un certain fondamentalisme artistique, anthropologique ou historique, a volontiers fait de la musique linstance de la résistance à cette métamorphicité généralisée des images qui signifie, avec leffacement des frontières entre les arts, lindiscernabilité croissante de lart et du non-art. Le spiritisme qui préside aujourdhui aux noces nouvelles de la musique et de lespace, de lart et de la technique exprime à sa manière ce devenir-image, ce devenir-surréaliste tardif de la musique. Là où le vaste poème des musiques et des sonorités dhier rencontre celui de laiguille qui gratte et de lamplificateur qui crache, du synthétiseur qui crée et de lordinateur qui invente, sopère la fusion des deux puissances contradictoires : celle du grand fond schopenhauerien, indistinct et muet, de locéan de sons (8), doù toute image surgit, comme un spectre, pour sy perdre à nouveau, et celle du poème du poème schlégélien de la métamorphicité, du collage et de la recréation infinis, produits à partir du grand magazin des images, identiques, à la limite, à la vie même du magasin. Lart de la projection des sons et des images, qui égalise les médias dâges diffé- rents et identifie limprovisation de la performance à la mise à disposition de larchive, se propose alors comme éminemment propre à configurer cet espace des installations qui matérialise lunion de la décision artistique et de la factualité brute sous le signe de la mémoire vivante. Pour situer ces petits théâtres de la mémoire que tendent à devenir les expositions de lart contemporain, on peut indéfiniment construire des scénographies contradictoires océans mystiques des sons, bénis au nom de Bachelard, Sorkhausen ou Sun Ra, ou vitrines de galeries marchandes, frappées des malédictions dAdorno ou de Guy Debord. Mais il y a longtemps que ces topographies sont brouillées, que les sirènes romantiques ont appris à prendre toutes figures et à se loger en tous endroits : sirènes de navire (Varèse), parapluies démodés du passage de lOpéra (Aragon) ou cours de la Bourse (Broodthaers). Unanisme du bruit et de la vie modernes, plongée dans locéan toujours renou- velé des images de rêve, atlas critique des signes et des icones détournés : ces trois grandes figures didentification de lart et du non-art nont pas fini de soffri et de |
11_ se dérober en même temps aux jugements qui déplorent le spectacle-roi ou exaltent la dernière figure de sa critique radicale. On risque toujours, disent Deleuze et Guattari, de confondre machines cosmiques et machines de reproduction. Il se pourrait bien que les unes et les autres aient la même généalogie, et que ce qui saffrone derrière les grandes proclamations, ce soient dabord des manières différenctes darchiver, de fictionner et de théâtraliser larchive : de ralentir ou daccélérer les métamorphoses des objets dusage et des documents de lart en maté riaux de la mémoire et en formes de sa théâtralisation. La politique de lart qui redistribue les formes et les temps, les images et les signes de lexpérience commune sera toujours, en dernier recours, indécidable. Jacques RANCIÈRE vit à Paris. Professeur de philosophie à lUniversité de Paris 8, il dirige des séminaires au Collège international de philosophie. Publications. la Fable cinématographique, Paris, Le Seuil,2001. LInconscient esthétique, paris, Galilée, 2001. Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, la Fabrique, 2000. la Chair des mots : politique de lécriture, Paris, Galilée, 1998. La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature. Paris, Hachette, 1998. Mallarmé. La politique de la sirène, Paris, Hachette, 1996. Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983. La Nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981. |
note | note | (1) PLATON, La République, III, 397, a-b) | (2) Voir notamment la deuxième partie de la Philosophie de la nouvelle musique de Theodor ADORNO, intitulée Stravinski ou la régression (Paris, Gallimard, 1979) | (3)La discussion sur la nature problématique de lart musical est menée par KANT dans les sections 14 et 53 de la Critique de la faculté de juger (1790) | (4) Wilhelm Heinrich WACKENRODER, Fantaisies sur lart, trad. française par J. Boyer, Paris, Aubier, 1945 (traduction modifiée) | note | (5)Voir Stéphane MALLARMÉ, Ballets et Autre étude de danse : les fonds dans le ballet, dans Oeuvres complètes, Gallimard, 1945, p. 303-309; Maurice MAETERLINCK Le tragique quotidien, dans Le Trésor des humbles, Bruxelles, Labor, 1986, p.99-100 et Edward GORDON CRAIG The Ghosts in the tragedies of Shakespeare, dans On the Art of the Theatre, Londrees, Heinemann, 1980, p. 264-280. (6) Adolphe APPIA Musique et mise en scène dans Oeuvres complètes : 1880-1921. LÂge dHomme, 1986, tII, p 43-207) |
(7)Gilles DELEUZE et- Félix GUATTARI, Mille plateaux, Les Editions de minuit, 1980, p. 380 | (8)David TOOP, Ocean of Sound. Ambient music, mondes imaginaires et voix de léther [1996], trad. française par A. Réveillon, Paris, Kargo/LÉclat, 2000 | note |